mardi 30 avril 2013

"Bouillon, la Semois" (Jean-Marc Buchet et Maurice Pirotte)

                                                         
                                                 Couverture
Ce très bel album-photos nous emmène le long de la vallée de la Semois, une rivière du sud-est de la Belgique qui traverse la cité historique et touristique de Bouillon. Le photographe Jean-Marc Buchet a choisi comme point de départ un poème sur la Semois de l'écrivain bouillonnais Maurice Pirotte. Chaque strophe de son poème est illustrée d'une photo de Jean-Marc Buchet.

Voici ce poème sur la Semois :

     "Pour parler de la Semois, j'ai besoin de longs bras...
     rêve mystère qui convienne à la candeur d'un tailleur d'images.
     Belle comme pour un premier bal et joie vers moi-même,
     elle passe à chair ardente, maîtresse...
     De quoi s'acoquiner aux orgueilleux soleils!
     Si les touristes, attardés à ses charmes, la déshabillent du regard,
     c'est qu'elle a quelque chose d'indéfinissable, d'irrésistible
     comme flux et reflux de désirs inouïs.
     La Semois, une belle histoire d'amour entre le ciel et la terre
     avec des compagnons qui font flamber le regard.
     Le château du père des croisés,
     les maisons ajustées au terrain inégal
     et le vieux savoir des forêts tout autour!
     Et donnent le rêve, figures nombreuses au silence.
     Grande fille sérieuse,
     un peu mondaine dans la traversée de Bouillon, notre Semois.
     Mais suivons-la dans les rutilances de son vagabondage.
     Elle saute un barrage, s'écorche les genoux au schiste noir
     et disparaît dans un poème envahi du déhanchement des chênes.
     Nous retrouvons cette coureuse de prairies et de terre remuée
     dans la prodigalité du silence et des ombres au lieu-dit La Grotte.
     Là, c'est l'instant de Dieu, elle ralentit son cours
     pour nous dire qu'elle se sent bien dans la prière.
     Puis, elle repart, salue au passage
     les campeurs, bûcherons, pêcheurs, les cisterciennes de Cordemois.
     Elle saute de roche en roche avant de retrouver
     les joncs et les saules inséparables de sa bohème.
     Et nous voyons cette grande fille un peu dingue
     saoulée d'un vin clair descendu des collines
     traverser les prés du Moulin de l'Epine.
     Un décor de western
     où il ne manque que les cow-boys et le saloon de la chevauchée fantastique
     et puis reprend le jeu des amours exaltantes
     sous l'escorte virile de rochers en surplomb.
     Plus loin vers Corbion,
     notre Semois s'enfonce dans le génie affectueux de la nature.
     C'est là qu'elle mettra à nu les racines traçantes des sapins
     qui pour elle jouent à la pagode d'opérette.
     Ajoutez donc à cet amour trafiqué de ciel
     l'énergie sauvage de collines aux reins immenses
     et les forêts où les filles dans les bras des garçons
     se sentent presque femmes...

     Et vous aurez alors un poème qui n'en finira de s'inventer
     au pas lentement cadencé de la vie, de l'espace et du temps".

mardi 23 avril 2013

Alain Berenboom et les éditeurs

Voici ce qu'a confié l'écrivain belge Alain Berenboom à la revue "Le Carnet et les Instants" qui l'interrogeait sur ses relations avec les maisons d'édition.

Editions du Cri et Ramsay :   "Quand je termine "La position du missionnaire roux", je l'adresse d'abord à un éditeur français qui, horrifié, me le refuse trouvant qu'il est d'un racisme épouvantable. C'était mal parti et j'avais du mal à imaginer que les gens puissent prendre au premier degré ce que j'avais écrit. C'était sans doute une attitude très française. Dans la foulée, j'en parle à une amie qui travaille comme libraire chez Tropismes, Manuela Federico, qui me propose de faire lire le manuscrit à Christian Lutz, des éditions du Cri. Celui-ci m'a rapidement téléphoné en proposant de le publier. Mon aventure a ainsi commencé par un malentendu étonnant, dû sans doute au côté pied-de-nez impertinent et moqueur de ma démarche, relativement absent à l'époque dans la littérature française. Celle-ci a malheureusement toujours été très étiquetée. Si on a l'étiquette "littérature", on doit écrire de la littérature ; si on a l'étiquette "polar", on doit publier du polar, etc. Il n'est pas question de passer de l'un à l'autre. La littérature humoristique, quant à elle, n'existait pas. En Belgique, on est plus ouvert au transgenre, à la possibilité de passer d'un genre à l'autre, de jouer sur la dérision qui est notre fond de commerce. Sorti en décembre 1989, le roman a très bien marché et il a intéressé, ce qui est le comble, une éditrice française, Régine Deforges des éditions Ramsay. En 1990, le roman reçoit aussi une très bonne presse en France, dont un article dans "L'Express" qui saluait la présence d'un roman ironique et humoristique dans la rentrée française, en précisant immédiatement qu'il était l'oeuvre d'un Belge, bien évidemment!                       

Pour mon roman "La table de riz", Le Cri et Ramsay ont pris un accord entre eux, étant entendu que le livre sortait sous couverture Le Cri en Belgique et sous couverture Ramsay en France, avec une illustration différente. Pour l'édition belge, j'avais suggéré à Christian Lutz une photo tirée d'un vieux film chinois des années 30, en lien avec une partie de l'histoire. Ramsay la trouvait désuète, pas assez accrocheuse et ils ont réalisé une couverture qu'ils estimaient plus moderne, en couleurs. Ramsay ayant ensuite déposé son bilan, je me suis retrouvé sans éditeur en France, mais j'avais gardé un très bon contact avec Christian Lutz. Comme il avait pris le risque de publier mon premier roman et assuré sa sortie, j'ai continué à lui faire confiance. Je lui ai naturellement apporté mon manuscrit suivant, "Le pique-nique des Hollandaises". Il y avait une cohérence à poursuivre la collaboration avec Christian, même si manquait le pan français via la coédition". 

Editions Verticales :   "J'avais été très content du travail de Christian Lutz et des contacts noués avec Ramsay. Mais comme tous les éditeurs belges, Christian Lutz était confronté à des problèmes d'existence en France, de diffusion et de distribution, mais aussi de promotion auprès des critiques ou des libraires français pour lesquels les auteurs belges restent une curiosité exotique, mis à part quelques exceptions qui sont vite francisés comme François Weyergans ou Dominique Rolin. Nos auteurs ont beaucoup de mal à exister avec leur univers personnel sur le territoire français. Et comme les éditeurs belges n'ont pas l'importance économique de certaines maisons françaises, nous souffrons d'un double handicap. J'ai eu envie d'essayer une maison d'édition française pour voir ce que cela allait donner, si je pouvais faire mon trou en France. Verticales a édité mon livre "La Jérusalem captive" en 1997. Il a bien marché et se trouve toujours à son catalogue". 

Editions Flammarion :   "Une collaboratrice de Flammarion me demande si je serais intéressé d'écrire un livre sur la Belgique. A l'époque, notre pays commençait à intéresser les Français suite aux remous politiques liés à l'ascension irrésistible du Vlaams Blok. La question de l'éclatement de la Belgique était déjà dans l'air. Je me suis mis à travailler à ce livre, et, très vite, me suis rendu compte que si j'aime écrire des chroniques politiques comme je m'y attèle dans "Le Soir" depuis des années, écrire des essais ne me correspond pas. J'ai donc proposé à l'éditeur de transformer l'essai en fiction, pour raconter l'histoire de l'intérieur et de manière décalée. Malheureusement, l'éditeur n'embraie pas à cette idée d'un roman. Heureusement pour moi, la directrice générale de Flammarion, était à l'époque une femme d'origine belge. Danielle Nees, sortie de Solvay, passée par Hachette puis Flammarion. Elle se montre intéressée par mon projet et me propose d'essayer sans me promettre de publication. C'était la première fois que je revenais à un sujet belge, bien que je le trouvais aussi exotique que l'Afrique ou la Chine car la Flandre était devenue tout aussi exotique".

Editions Pascuito :    "Par hasard, je croise un éditeur français qui, depuis 2004, tenait une petite maison d'édition qui marchait assez bien :  Bernard Pascuito, un éditeur fou comme moi de littérature et de cinéma américains, surtout des années 50 et 60. Nous avons vite sympathisé à partir de nos goûts communs. Je lui parle de mon roman de nostalgie sur le cinéma américain des années 50, qui tourne notamment autour de la filmographie de James Stewart. Vingt-quatre heures après que je lui ai passé le manuscrit de "Le goût amer de l'Amérique", il le prenait. Selon un rebondissement devenu une tarte à la crème dans ma vie éditoriale, Bernard Pascuito tombe à son tour en faillite. Je me retrouve à nouveau sans éditeur. Si je suis passé d'éditeur en éditeur, ce n'est pas parce que je suis un capricieux qui n'est jamais content. Au contraire, je suis un homme fidèle qui cherche une relation stable. Avec Bernard Pascuito, j'avais une vraie connivence".

Editions Genèse :   "Danielle Nees a pris le risque financier de ressortir deux précédents volumes, inaccessibles depuis la faillite des éditions Pascuito. Pour elle, le projet n'avait de sens que si on le concevait dans un ensemble. Cela m'a donné l'occasion de retoucher mes textes, car je ne suis jamais satisfait de ce que j'écris. Des lecteurs m'avaient apporté des précisions, en relevant des anachronismes par exemple. Jean-Baptiste Baronian, grand écrivain mais aussi lecteur extraordinairement attentif et magnifiquement maniaque, m'a fait une longue liste d'éléments impossibles en 1947. J'ai corrigé scrupuleusement mes erreurs en fonction de ses observations, notamment pour "Périls en ce royaume". L'éditrice est aussi intervenue sur le plan littéraire, par exemple lorsqu'il y avait une chute de rythme. Elle voulait que ce soit un manuscrit dont elle soit fière et pas une simple réédition. D'une certaine façon, on court toujours derrière de grands éditeurs dans de grandes maisons et je me rends compte que le travail que j'ai réalisé avec de petits éditeurs a parfois été plus intéressant littérairement que d'être perdu dans une enseigne prestigieuse où on s'occupe surtout des auteurs à succès. On a affaire à des gens qui soignent chaque livre parce qu'ils ne sont pas obligés financièrement de sortir quarante livres par mois. Ils travaillent véritablement avec l'auteur qu'ils ont choisi de publier, quitte à ce que cela prenne quatre mois de plus. Peu importe pour eux, car ils ne cherchent pas à être en compétition pour le Goncourt et sortir en septembre ou en novembre a peu d'importance pour eux".

Prochain livre d'Alain Berenboom à la rentrée :  "Le fils préféré du magicien" (éditions Genèse)

mardi 16 avril 2013

Le Jardin des Poètes au Mont-Saint-Aubert

Dans le cimetière situé au sommet du Mont-Saint-Aubert (près de Tournai), un Jardin des Poètes a été dessiné en arc de cercle par l'architecte tournaisien Léopold Henno et inauguré en 1971. Trois membres de l'Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique y reposent :  Géo Libbrecht (1891-1976), créateur de ce jardin, Roger Bodart (1910-1973) et Louis Dubrau (1904-1997).

On y trouve également les tombes des trois fondateurs du groupe Unimuse (contraction d'Univers-Muse ; plus d'infos : www.unimuse.be) qui regroupe des poètes du Hainaut occidental :  René-Lucien Geeraert, Maurice Gerin et Gilbert Delahaye. Ce dernier est également l'auteur des "Martine", célèbres albums pour enfants. Madeleine Malfaire-Gevers, Robert Léonard et Rachel Poulart de Guide reposent également au Jardin des Poètes.

Robert-Lucien Geeraert a consacré un de ses poèmes au Jardin des Poètes :

     "Au-dessus des vivants
     Dans leur vallée de pierre,
     Notre mont vigilant
     Te reçoit en sa terre,

     Ce limon où s'oublient
     Au travail de ma mort
     Les durs jeux de la vie
     Où s'est cassé le corps,

     Te reçoit pour jamais
     Au coeur des quatre vents,
     Dans ce jardin bruissant
     Des chants de la pensée".

Il existe d'autres évocations littéraires au Mont-Saint-Aubert. Le Sentier des Poètes, emprunté par de nombreux promeneurs, est jalonné d'une cinquantaine de pierres bleues gravées, dont une perpétue le souvenir de Georges Rodenbach (1855-1898), né à Tournai et célèbre pour son roman "Bruges-la-Morte". En 2006, la Ville de Tournai a également rebaptisé deux rues du Mont-Saint-Aubert du nom des écrivains René-Lucien Geeraert et Géo Libbrecht. Un poème de ce dernier illustre le pignon d'une maison.
                             
                                                         
   

Dans son livre "La liberté de l'amour", Colette Nys-Mazure fait part de son souhait d'être enterrée avec son époux au Jardin des Poètes :  "Nous avons souhaité être enterrés là en bon voisinage, face au vaste paysage : c'est un lieu de promenade agréable pour notre famille. J'aime penser que je serai là en attendant la résurrection des corps. Nous rions parfois d'imaginer notre dernière montée en corbillard, nous qui habitions, enfants, au pied du Mont-Saint-Aubert et l'avons si souvent escaladé!".                        

mardi 9 avril 2013

Colette Nys-Mazure vue par Michel Voiturier

                                                                     

Extrait de "Sur les traces des écrivains en Hainaut occidental" de Michel Voiturier (éditions La Renaissance du Livre, 2001) :

"Ce qui frappe lorsque l'oeil se pose pour la première fois sur les pages des recueils poétiques de Colette Nys-Mazure (1939), c'est la disposition typographique des vers où les mots sont répartis à travers la surface du papier avec des blancs formant une sorte de respiration visuelle en lieu et place de toute ponctuation. Les poèmes sont mis en espace. Le regard a une importance quasi égale à celle de l'oreille pour la musicalité des textes.

"D'Amour et de cendre" est un recueil, illustré par Ingrid Dubois, qui montre l'écrivaine en train de s'interroger sur ce qui constitue à la fois son outil et son matériau : le langage. Elle cherche manifestement à partager son plaisir de communiquer, sa jubilation de faire exister par le seul fait de nommer, sa libération d'associer le lecteur à ses doutes autant qu'à ses enthousiasmes.

Avec "Pénétrance",  l'obsession de la mort, voire l'angoisse qu'elle génère, devient un thème majeur. Une sorte d'inexorable itinéraire vers le néant et le silence naît des souvenirs, de la solitude vécue au quotidien, des illusions évaporées, de la difficulté des échanges humains. Le procédé utilisé, qui reviendra ensuite fréquemment, est d'interpeller à la deuxième personne du singulier un interlocuteur qui est tout à la fois et alternativement :  elle-même, chacune des autres femmes miroirs de sa condition, le compagnon avec qui on met en viager ses tourments et ses joies. S'y trouve également une allusion à un moment de son existence passé dans le nord.

La région ne tient qu'une place restreinte dans la production de Colette Nys-Mazure. Elle est certes présente entre les lignes. Elle s'affirme çà ou là avec plus d'évidence. Plusieurs pages de "Petite fugue pour funambules" font état du Hainaut occidental. La première appartient à cette présence du fleuve qui demeure un élément nourricier chez la majorité des écrivains ayant la chance d'habiter une cité traversée par un cours d'eau.

Couronné par le prix Max-Pol Fouchet, "Le for intérieur", préfacé par Daniel Gélin, poursuit la quête du quotidien entreprise par la poète tournaisienne depuis ses débuts. S'y conjuguent comme à l'accoutumée les thématiques de l'enfance, de la femme également mère et amante, de la solitude inhérente à la condition humaine à la fois hantée par la présence de la collectivité et un désir chronique de communion avec la nature.

Apparaît alors dans l'écriture, déjà interrogée en tant que processus dans de précédents recueils, la réponse aux affres de l'éphémère. Comme n'importe quelle forme de création ou d'enfantement, écrire permet la survie, la durée car c'est un acte tourné vers autrui. Il permet de "transfigurer l'ordinaire en lui rendant sa présence unique". La parole est lumière. L'action assumée amène à la plénitude en réconciliant avec le temps au-delà des stéréotypes figeant les êtres en des rôles aliénants.

En filigrane, la maladie, le trépas mais aussi les formidables stimulants culturels que sont la lecture et l'écriture. Petits chagrins ou drames écorcheurs, minuscules bonheurs surpris dans leur instantanéité ou exultation sensuelle, érosion des êtres comme des objets ou vivacité d'une mémoire clairvoyante : tout atteste d'un appétit de vie dans lequel l'amour tient sa place de révélateur chaleureux.

Cette poésie, en prose ou en vers libres, est avant tout une mise en mots de l'action. Colette Nys-Mazure structure ses textes autour de verbes accumulés. Entre le présent de l'indicatif d'un vécu atemporel et le conditionnel des possibles, en passant par l'infinitif des constats inventoriés sous-tendus par des injonctions à passer à l'acte, chaque poème dit le besoin d'aller de l'avant, de refuser la passivité, de dépasser le fatalisme, de se méfier de l'égoïste repli sur soi.

La vie est là. Celle des paradoxes inconciliables sinon d'avoir été vécus. Celle des désastres et des fêtes. Celle des interdits étouffoirs et des envies reconnues. Celle des gênes paralysantes et des élans nourriciers. Celle de la fragilité qui écorche chaque être, lui inflige des blessures dont certaines seulement se cicatrisent.

Ce livre-ci marque une sorte de tournant. Désormais Colette Nys-Mazure se consacrera davantage à dessiner des portraits, sortes de photographies de personnes ou de lieux, élaborés à traits choisis. Bien entendu, le général mieux que jamais passe par le particulier ; à travers des perceptions personnelles, la poète étend sa vision au plus large. Pour preuve cette miniature situé au beau milieu du musée des Beaux-Arts de Tournai, conçu par l'architecte Victor Horta.

Avec l'acuité que la poésie confère à l'écriture, voici "Trois suites sans gravité", des figures au féminin. Une diversité attentive à autrui, proche parfois de l'autoportrait de celle qui s'efforce d' "écrire en geste d'humain dressé contre la menace".

L'écartèlement de la femme entre famille et métier, asservissement journalier et désir d'expression se traduit par une tension incessante entre ombre et lumière, isolement et solidarité. Le temps fugitif, rongeur, s'accompagne d'une obsession de l'aube, aspiration à une révélation capable d'éclairer doutes, insomnies, maladresses.

La pratique de ce qu'on pourrait définir comme des instantanés de l'intérieur, alignés dans "Issue des lisières" ainsi que ceux insérés en guise d'intermèdes entre chacune des nouvelles de "Battements d'elles" a trouvé son expression la plus accomplie dans "Haute Enfance" et dans "Singulières et plurielles". D'une part se trouvent les perceptions de la tendre jeunesse, ses désirs, ses échecs, ses angoisses, ses doutes, sa découverte du poids des êtres et des objets. Les situations se succèdent, de la joie au chagrin, au dépit, à la confiance, à la provocation car l'enfant, à l'instar du poète, voudrait écrire "non pour se payer des mots mais pour enchanter ce monde qui l'ensorcelait".  D'autre part l'écriture se distancie ; elle photographie actes et décors, puis soudain, grâce à quelque détail, par l'insertion d'un adjectif qualificatif, bascule du côté de l'émotion ressentie.

Le style use en général de quatre repères pronominaux : le "on" collectif, le "elle" de l'observation externe, le "tu" voire le "vous" de l'échange intime avec soi ou les proches, le "je" de l'identification. Les métaphores verbales abondent. Les épithètes insolites suscitent l'image, la sensation. Selon une fréquence relative, l'infinitif, un peu comme chez Geeraert, trace les repères d'un temps incertain, d'un impératif déguisé, d'une action à concrétiser. C'est probablement ces éléments linguistiques, renforcés par la volonté d'user de phrases elliptiques, qui mettent cette poésie en connexion avec les préoccupations de chacune et de chacun.

Un livre fait suite à "Haute Enfance", c'est "Enfance portative". Il est destiné aux écoliers de la fin du primaire et du début du secondaire. L'écriture en est hétéroclite, en quelque sorte patchwork. Elle s'attache à réviser le poncif des années heureuses du début de la vie. Elle constate qu' "il fait très seul au pays des hommes". Elle inventorie les tendresses des mamies, les petites révoltes contre le conformisme scolaire et les routines adultes, le plaisir de mettre le corps à l'épreuve des possibles.

La rencontre d'un poète et d'un plasticien provoque souvent un échange artistique intéressant : c'est le cas entre Colette Nys-Mazure et Alain Winance à l'occasion de "Palettes". Au départ des peintures de ce dernier, elle s'est abandonnée à des paraphrases en prose.

Ainsi, aux abords de gravures inédites dépliables de Winance dont le trait cerne l'essentiel, les objets dialoguent-ils avec les états d'âme. Besoin de réconfort en septembre, refuge dans la patience et le rêve en décembre, allégresse retrouvée en mars, vertige de "se diluer dans l'air sans air" en juillet : une suite de méditations pour être mieux sensible, une fois de plus, aux impalpables perceptions de l'ordinaire".

Michel Voiturier, "Sur les traces des écrivains en Hainaut occidental", éditions La Renaissance du Livre, 2001.

P.S. En cliquant ci-dessous sur "Nys-Mazure Colette", vous retrouverez mes autres articles sur cet écrivain belge.

mardi 2 avril 2013

Françoise Lison-Leroy vue par Michel Voiturier

                                     camion

Voici ce qu'écrit Michel Voiturier au sujet de Françoise Lison-Leroy (www.lison-leroy.be) dans son livre "Sur les traces des écrivains en Hainaut occidental" (Editions La Renaissance du Livre, 2001) :

"A sa façon, Françoise Lison-Leroy (1951) s'est nourrie de racines régionales semblables à celles de Paul André, sauf qu'elles se situent davantage dans le Pays des Collines, à Wodecq, du côté d'Ellezelles et de Flobecq. Pas plus que son voisin de Blandain, elle ne se cantonne à l'étroitesse d'un terroir considéré comme horizon unique.

Son écriture, intimement reliée à l'enfance et à ses rêves assassinés par la crudité du réel mais également à la sensualité amoureuse, fait recours fréquent à l'ellipse. Elle associe souvent le concret et l'abstrait. Elle use volontiers du substantif épithète. Rarement un poème tente de tout dire ; au contraire, c'est dans le suspens d'une phrase, dans l'allusif plus que le descriptif que se crée l'atmosphère d'un langage qui, tout en ayant le sens de la formule, se prête mal à une interprétation définitive. Chez elle, dirait-on, les mots font des ricochets sur la phrase et les ronds qu'ils laissent atteignent le lecteur là où sa sensibilité est la plus réceptive. Cette comparaison s'impose car mer, fleuve, ruisseau sont récurrents en tant qu'évocateurs d'espaces, sources de vie et symboles à la fois de durée et de mouvance. Ces composantes, dès le premier recueil, "La mie de terre est bonne", s'affirment.

La transparence en poésie est d'abord illusion : le cristal ne lutte pas contre la lumière. Néanmoins, à le regarder de près, il donne à voir l'insolite de ses réfractions, l'irisé de ses métamorphoses, les parcelles de sa matière. Les premiers textes de Lison sont "chanson musette au timbre de poème" qui désire "trouver passants à niveau d'être" afin de mieux nous réapprendre qu'  "il y a des jardins à planter dans chaque zone de présence".

"L'Apprivoise" poursuit la quête de lucidité face au monde, parie sur la réalité charnelle et spirituelle de l'amour, sur l'amitié susceptible d'apprivoiser les humains. L'ensemble établit une étroite correspondance avec tout ce que l'environnement local donne en nourriture aux sens, à la souvenance enfouie au creux de la mémoire, à l'appartenance au présent.

En dépit des apparences, Françoise Lison-Leroy n'a rien d'une nostalgique. Le passé n'est pas là pour être regretté. Il appartient à l'individu qu'il a permis de construire, qui en dépasse les étapes afin de plus sereinement affronter un avenir qu'il se doit de bâtir. La parution de "Elle, d'urgence" est significative à cet égard. De la sorte aboutissent à se confondre, à se fusionner êtres et territoire.

Ce qui apparaît au long de ce livre, c'est que le vital sourd à travers le langage utilisé par quelqu'un qui, depuis toujours, "avait su la salive des mots. Tout lentement comme on sait un chocolat". Ceux-ci dévoilent jusqu'à l'occulté. Failles, brisures, morsures sont révélées. Les tabous sont traqués, au point qu'un poème a l'audace de prendre pour sujet la menstruation. L'orgueil humain est assumé en tant que témoignage d'avidité ou d'aptitude à exister. La mort, elle, n'est pas omise, qui justifie l'urgence, l'enfantement, la création.

Cette conception de l'existence se cristallise davantage avec "Pays géomètre", prix Max-Pol Fouchet. Le moi et le toi façonnent le nous. Et c'est une trinité en communion avec le décor, un décor aux présences d'acteur, tout autant témoin que participant à l'évolution de la personne, du couple.

Le travail littéraire de Françoise Lison-Leroy se poursuit sans faille, en totale cohérence puisque le nouveau titre parle de "Terre en douce". La tendresse s'y décline au présent. La majorité des phrases produisent de la dentelle avec un point de faufilage dans la mesure où elle se contente de la simplicité d'aligner sujet-verbe-complément en dépassant rarement huit mots. La musique est dominée par la sonorité lumineuse du i.

L'examen du lexique montre à satiété que l'idée de cheminement, de mouvement, d'errance s'impose. Route et navigation en sont les annexes. L'ici mène à l'ailleurs ; le maintenant emporte vers l'avenir. Les étapes de la vie servent à percevoir l'urgence de migrer, en affrontant l'existence afin d'en tirer "leçon de glaise".

Intégrée à la réalité sociale, Françoise Lison-Leroy a voulu mettre sa poésie au service des grands enfants. Elle a rassemblé dans "Dites trente-deux" des thèmes liés à l'actualité, des thèmes porteurs de conscience citoyenne. La misère interpelle quand "les journaux affichent / gris et blanc / l'alphabet de la faim". Les catastrophes réclament compassion, comme en Arménie où "un enfant dort sous huit mètres de remblai, du sable contre les dents. Une mère lui tient la hanche". La guerre embrigade de force, au Cambodge par exemple. En dehors de ces drames, le journalier tient son rang : courses au supermarché, invasion de la publicité, émoi des premiers rendez-vous, désobéissances irrépressibles complètent un tableau perspicace de la société.

Toujours à destination des préadolescents, "Marie-Gasparine" abandonne le langage clarifié au profit d'une densité poétique. Il évoque une des sorcières familières au pays des collines. Celle qu'on craint, qui conserve les secrets, incarne les frayeurs, débarque dans les rêves, donne voix aux brises.

Resterait à envisager sous l'angle de l'amitié qui lie Françoise Lison-Leroy à Colette Nys-Mazure, les recueils à deux voix qu'elles ont cosignés :  "On les dirait complices", "La Nuit résolue", "Lettres d'appel", "L'Eau des fêtes" (où figure aussi François Emmanuel), etc. La forme y étant à l'envi consanguine, il est délicat de distinguer la part de l'une et celle de l'autre. Au lecteur attentif de repérer ce que l'osmose n'a pas rendu trop commun. Chose certaine, l'horizon familier, même non nommé, constitue la nourriture des moindrres lignes de ses notations poétiques.

C'est encore dans un recueil à quatre mains avec Colette Nys-Mazure, "Champs mêlés", que se trouvent des poèmes sur des tableaux exposés au musée des Beaux-Arts de Tournai. Son intégration dans sa ville d'adoption, elle la marque de plus en plus fréquemment. Par exemple à travers des chansons, mises en musique et chantées par son autre complice qu'est Myriam Mélotte, comme celle-ci, dédiée à Charles Prayez après une visite à son atelier de peintre".

Extrait de "Sur les traces des écrivains en Hainaut occidental" de Michel Voiturier (éditions La Renaissance du Livre, 2001).

Voici l'article que j'avais écrit l'an dernier sur son roman "Flore et Florence", co-écrit avec Colette Nys-Mazure :   http://ecrivainsbelges.blogspot.be/2012/04/flore-et-florence-colette-nys-mazure-et.html