"C'était en octobre ou en novembre 1944, juste avant l'offensive des Ardennes, à la rédaction du "Monde du Travail", quotidien liégeois issu de la Résistance. Je me trouvais un matin devant un jeune rouquin plutôt costaud pour ses 16 ans. Il me dit s'appeler Raymond. C'était notre nouvelle "petite main" chargée entre autres des navettes entre l'atelier et la rédaction, et surtout des plis Belga enlevés trois fois par jour aux Messageries de la Presse. En ces jours-là, on ne disposait pas de téléscripteur et le téléphone venait à peine d'être rétabli pour les journaux, les Allemands dans leur retraite ayant fait sauter la régie. Justement, durant l'heure creuse de midi, le téléphone sonna et le jeune Raymond, seul à la rédaction, décrocha. Un correspondant bénévole signalait que les inspecteurs du ravitaillement entamaient une opération importante du côté de Ferrières sur les hauts de l'Ourthe. En fait, c'était le vicinal Manhay-Comblain-la-Tour, surnommé la "route de la patate" (au marché noir), qui était visé. Le jeune Raymond sauta sur son vélo et revint à la rédaction en fin d'après-midi avec un reportage sur le vif et près de 100 kilomètres dans les mollets. Je le relus, j'étais déjà un vétéran puisque j'avais quelques semaines de journalisme derrière moi. Ainsi entra dans un métier, qu'il ne quitta jamais, Raymond Arets. C'était mon camarade de Liège, un des derniers du temps de ma jeunesse. Il a lutté pendant cinq ans contre le cancer, sachant qu'il était programmé, arrachant six mois de plus à la grande ombre noire. L'étonnant est que durant ces cinq années de chimio, il n'a jamais cessé de rédiger son billet quotidien dans "La Dernière Heure". Il en a écrit plus de six mille, rejoignant ainsi le peloton des Caso et des d'Osta. Il faut être du métier pour juger de la performance. Maintenant, je vais vous conter la plus belle histoire de presse que je connaisse. Il en est peu dans un métier comme celui-là. Lorsque Raymond fut hospitalisé une première fois, la rédaction de la "DH" se mobilisa et, à tour de rôle, un rédacteur assuma le billet d'Arets. Quelques jours avant sa mort, au téléphone, il me disait : "J'en ai encore fait deux ou trois". Nous étions quelques-uns à le conforter durant ces cinq années. Jean-Marie Peterkenne, avec qui Raymond, alors à "La Meuse", lança le festival de jazz de Comblain-la-Tour, lui disait "Courage, camarade!". Raymond Arets fut ce camarade courage qui assuma son métier jusqu'au bout, fidèle entre les fidèles en amitié. J'avais un camarade...".
"La personnalité complexe de Romain Gary est mise en exergue dans une biographie de Myriam Anissimov, louée par les uns, contestée par d'autres. Nous avons lu "Les Racines du Ciel" (Goncourt 1956) dont on dit aujourd'hui qu'il est un roman prophétique, c'est-à-dire écologiste avant la lettre. Gary y prend la défense des éléphants d'Afrique et John Huston en tira un film en 1960. La critique, alors pâmée devant le "Nouveau Roman", ne fut pas très élogieuse : Gary en conçut une vive amertume. On connaît sa réplique : l'énorme mystification de "La vie devant soi" du soi-disant Emile Ajar, neveu et complice de Gary, qui décrocha un Goncourt, ce qui ne satisfit pas encore le plaisantin de génie. Il eut pourtant tout : combattant des forces françaises libres, compagnon de la Libération, diplomate, époux de Jean Seberg (tragiquement décédée). Gary, une vie pas comme les autres. Nous nous sommes trouvés un soir au coude-à-coude dans un bar : était-ce à Cannes lors d'un Festival ou à Paris après la première du film de John Huston? Je ne sais plus. Je le revois debout, éclusant des whiskies, ricanant, témoignant un mépris souverain pour la presse. Moi, j'aurais voulu lui dire combien j'avais aimé "Les Racines du Ciel", je n'osai, d'autant que les confrères français feignaient d'ignorer l'imposant personnage. J'ai souvent pensé à Romain Gary en lisant le gros ouvrage d'un de nos compatriotes, Jacques Verschuren, auteur du récent "Ma vie. Sauver la nature". Voilà un authentique héros du roman de Gary. Docteur en sciences, il part en mission, à 20 ans, au Congo belge et au Rwanda. Le coup de foudre pour l'Afrique : 4.000 nuits sous la tente, isolé dans des conditions précaires, le climat n'étant pas moins mortel que les braconniers chasseurs d'ivoire. Directeur général des parcs nationaux, il va consacrer sa vie à la défense du rhinocéros blanc, des éléphants et des gorilles. Il sera le seul fonctionnaire belge maintenu en poste par Mobutu et le seul Belge médaille d'or du WWF, le Fonds mondial pour la nature. Le héros des "Racines du Ciel" existait donc, et pas seulement au cinéma. Aujourd'hui, Jacques Verschuren consacre ses loisirs à la défense de la flore et de la faune de chez nous. Des éléphants aux moineaux, voilà une vie exemplaire et méconnue, comme celle de tout grand Belge".
"On ne remerciera jamais assez les éditeurs qui, contre vents et marées, dans l'indifférence des pouvoirs publics, ont sauvé du naufrage titanesque la Foire du Livre de Bruxelles, lorsqu'elle a dû quitter le Centre Rogier, idéalement situé. C'était en 1991. Inventée par le malin singe Jean-Jacques Schellens (qui nous manque), elle débuta timidement à la Galerie Louise. Ses années d'or furent 1980-1990, lorsque la ville était couverte d'affiches de vingt mètres carrés et que l'on compta jusqu'à 300.000 visiteurs en huit jours! Combien d'éditeurs belges disparus depuis et combien d'auteurs pionniers? Je n'ose les compter... Ce que je n'oublie pas, ce sont les tribulations de la Foire depuis tant d'années. Ah! l'Albertine où les auteurs et les exposants se calcinaient sous les néons dans la pénombre et une moiteur saharienne. On déménagea au Heysel, dans la solitude glacée de vastes palais loin du centre-ville. On revint à l'Albertine, dans le clair-obscur du parking, où l'on errait muni de lunettes à infrarouge. Les auteurs étaient comme des chouettes à l'oeil écarquillé... Nous revoilà place Rogier, aux Pyramides, où l'on contemple comme Bonaparte les siècles défunts à l'ombre des tours aveugles. Nous revoilà au parking et sous tente, comme pour un jamboree scout. J'y suis passé... J'ai éprouvé de la tendresse pour l'auteur, "cet être fragile", comme l'écrit Jean-Luc Outers. J'ai observé ce jeune homme ignoré du public, auteur d'un premier roman, tant de rêves... A deux pas, on se bousculait pour Amélie ou tel animateur de la RTBF, qui signait à poignets rompus. Ah, la télé, elle ferait vendre un vase de nuit parlant et chantant ou un roman écrit sur six cartons de bock! Mon jeune homme était ailleurs... Affreux! Ce qui est scandaleux, c'est que le pays de Simenon, de Brel, d'Hergé, et d'Amélie Nothomb depuis 1990, n'a pas édifié un local adéquat, alors que les chancres urbains et les terrains vagues sont là dans une ville taudissée. Chez nous, l'écrivain compte moins, infiniment moins qu'un joueur de foot ; avez-vous déjà vu un auteur célèbre sur une liste électorale? Pourtant, Bruxelles, qui se veut capitale de l'Europe, reste le meilleur vecteur de la culture et de la connaissance. Ah, misère!".
"Un vent du nord-est piquant, une pointe de bronchite. Râlant! Autant de bonnes raisons pour observer du fauteuil, devant la fenêtre, la cabane emplie de graines de tournesol. Questions : pourquoi les moineaux, disparus depuis longtemps, reviennent-ils? Ce n'est pas l'invasion, mais ils sont là, les moineaux des champs. Et pourquoi les mésanges sont-elles de plus en plus nombreuses? Chaque semaine, on apprend la disparition d'une espèce animale. De visu, je constate qu'il n'y a plus de vanneaux, plus de coucous, plus d'étourneaux, sans compter les hirondelles. Les abeilles sont menacées, si bien qu'en France on vient d'interdire deux insecticides dangereux, le Régent et le Gaucho, "nuisibles à la santé de l'homme et de l'animal". J'ai lu de savants articles sur la disparition des hirondelles et des moineaux. En cause : les pesticides et les insecticides, en bref l'agriculture industrielle mais aussi la diminution de l'habitat rural. Il est vrai que l'hirondelle bâtissait son nid dans les étables, mais les moineaux! Ils étaient des milliers dans nos villes, picorant le pavé et saluant le soleil levé. Alors, quoi? Ne me faites pas croire que les moineaux, et même les hirondelles de nos villes, étaient des navetteurs! On parle moins des insectes, sauf des abeilles. Il n'y a plus de sauterelles, de hannetons, de libellules et de papillons, sauf quelques rescapés dans nos jardins. Que pèsent ces insectes face aux grands groupes agrochimiques? Rien. J'entends à la radio qu'en 2080, il n'y aura plus de pôles, plus de glaces. 75 ans, une vie d'homme, et les pays industrialisés seront-ils d'autres Sahel? Il n'y a pas, hélàs, que la pollution des sols, mais celle de l'air et de l'eau. On montre du doigt le tabac : "Fumer tue". Respirer, manger et boire aussi, d'où la prolifération des cancers, des allergies et des insuffisances respiratoires chez les personnes âgées. Ne sortez plus de chez vous! Ne rêvons pas, il y aura toujours plus de voiture, plus de chimie, plus d'industries polluantes. Vous me trouvez pessimiste, qui ne le serait pas? Combien de stations d'épuration sur la Meuse et l'Escaut, sur nos rivières? La Hesbaye est un désert, faune et flore en voie d'extinction. Vus de mon fauteuil, il y a 20 ans, dans la prairie, les jeunes lièvres se chauffaient au soleil. Je n'ai plus vu de lièvre depuis quand? Le marais a été drainé, les haies de saules têtards tronçonnées, les bosquets servent de dépôts sauvages de détritus. Dans le jardin de Miette, des enfants jouent au ballon. Si je leur contais le monde de mon enfance, ils me traiteraient de vieux c...".
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