La revue "Le Carnet et les Instants" (le-carnet-et-les-instants.net) a interviewé Veronika Kleplova qui coordonne différentes initiatives de promotion des Lettres Belges francophones en Tchéquie et Slovaquie :
"En quoi consiste votre travail auprès de la Délégation Wallonie-Bruxelles de Prague?
- Notre délégation a pour mission principale d'assurer le relais entre les autorités des pays concernés, d'assurer la présence de la Fédération Wallonie-Bruxelles dans le maximum de domaines qui relèvent de nos compétences, de mieux faire connaître la Belgique francophone aux populations de notre juridiction, et d'aider les Wallons et les Bruxellois à établir les contacts nécessaires à la réalisation de leurs projets. Depuis 2008, je suis chargé de mission, responsable plus particulièrement des affaires culturelles (ma collègue Patricia Krobova travaille, quant à elle, surtout pour l'enseignement) en Tchéquie et en Slovaquie. Je suis la personne de contact pour la scène culturelle dans différents domaines, notamment pour les organisateurs de festivals en tous genres. Ma tâche est de présenter l'événement qui nous est proposé à mes supérieurs à Bruxelles et de leur donner un avis basé sur mes connaissances de la situation locale.
- D'où vous vient votre intérêt pour la culture et la littérature belges?
- Des hasards de la vie... J'ai fait mes études à l'Institut de Théâtre à Prague (je suis marionnettiste de formation ; j'ai exercé ce métier pendant 20 ans). Donc on peut dire que je connais la scène culturelle tchèque, et en particulier la scène théâtrale.
- Quels événements et activités organisez-vous pour la diffusion de la littérature belge?
- Les initiatives sont nombreuses. Nous avons tout d'abord une bibliothèque dans notre bureau : de la littérature belge francophone, des œuvres sur la politique, l'histoire, les sciences humaines, des bandes dessinées, etc. La bibliothèque est fréquentée surtout par des étudiants de l'Université Charles, où enseigne une lectrice belge (une autre lectrice est affectée à l'Université de Brno), et une des missions de ces lectrices est de promouvoir la littérature belge. La Délégation Wallonie-Bruxelles participe aussi à la Foire du Livre de Prague depuis sa création en 1994 et y occupe son propre stand. C'est Léo Beeckman, chargé de mission du Service de Promotion des Lettres, qui a assuré la présence des éditeurs belges francophones à cette occasion. Nous y avons accueilli plusieurs écrivains belges : Thomas Gunzig, Nicolas Ancion et Werner Lambersy, entre autres. Depuis 2011, nous participons régulièrement au festival Nuit de la Littérature (nous avons successivement mis à l'honneur "Kuru" de Thomas Gunzig, "Le frère du pendu" de Marianne Sluszny, "La salle de bain" de Jean-Philippe Toussaint, et cette année nous présenterons "Back up" de Paul Colize). Nous participons aussi depuis plusieurs années aux Journées de la Francophonie. Dans le cadre de Plzen 2015 (capitale culturelle européenne avec Mons), nous participons au projet "Meeting Littérature". Nous avons mis à disposition une trentaine de livres belges qui sont, avec les livres des treize autres pays représentés, installés dans des cafés ou lieux culturels où le public plzenois peut les lire au cours de l'année. Nous collaborons avec les organisateurs du Prague Writers Festival qui a invité quelques auteurs belges avec notre soutien (ce fut le cas par exemple de Werner Lambersy). Nous avons soutenu le troisième numéro de la revue littéraire TVAR, consacrée à la littérature belge francophone (Patrick Roegiers, Georges Rodenbach, Paul Nougé, Patrick Declerck, p.ex.).
- Le public répond-il favorablement aux invitations et événements que vous mettez en place?
- Nous participons à des événements d'une grande renommée où le public est donc assuré et nombreux. Notre système d'invitations électroniques fonctionne bien, lui aussi.
- Quels sont les auteurs belges francophones qui rencontrent le plus de succès en Tchéquie?
- La Tchéquie n'est pas un pays très francophone... Les Tchèques connaissent Simenon, Maeterlinck, Ghelderode, Amélie Nothomb, Jean-Philippe Toussaint...mais souvent ces auteurs sont considérés comme français! Tous ces écrivains sont traduits en tchèque, de même que Nicolas Ancion, Henry Bauchau, Thomas Gunzig, Werner Lambersy, Henry Michaux, André Schmitz, Marcel Thiry ou encore Marguerite Yourcenar.
mercredi 27 mai 2015
mercredi 20 mai 2015
Les éditions Diagonale
Créées en 2014, les éditions Diagonale (www.editionsdiagonale.com) se consacrent uniquement à la recherche de jeunes talents littéraires de qualité et à la publication, toujours à frais d'éditeur, de leur premier roman, tous genres confondus (à l'exception des recueils de nouvelles et des textes racistes ou pornographiques). Une heureuse initiative quand on sait les difficultés que rencontrent les nouveaux venus dans le monde littéraire qui ont souvent besoin du coup de pouce d'un parrainage pour être publié dans les maisons d'édition où affluent de nombreux manuscrits.
Diagonale, c'est l'association entre Pascaline David (philosophe de formation, scénariste, ayant déjà travaillé au sein des Editions Namuroises) et Ann-Gaëlle Dumont (professeur de français pendant plusieurs années dans le secondaire). Toutes deux assurent la lecture de tous les manuscrits et soumettent ceux qui qui leur paraissent sortir du lot à l'avis de conseillers littéraires. Tous les manuscrits refusés font l'objet d'une fiche de lecture permettant à l'auteur de progresser dans son travail d'écriture (un travail de base que les grandes maisons n'ont pas souvent le temps et l'envie de faire).
Le premier appel à manuscrits a suscité l'envoi en quelques semaines de 150 manuscrits venus de plusieurs pays francophones, mais beaucoup étaient loin d'être aboutis. Parmi ceux qui méritaient une publication : "La vie en ville" de Damien Desamory et "Quand les ânes de la colline sont devenus barbus" de John Henry. Deux auteurs belges. Et c'est la Maison de la Poésie d'Amay qui imprime la production des éditions Diagonale.
La diffusion des livres est assurée par les deux fondatrices qui veulent chercher à créer une "chaîne de complicité" entre auteurs et libraires. Pour la promotion, elles bénéficient de l'aide du Service de Promotion des Lettres de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de la Maison de la Poésie d'Amay, de la Fondation Roi Baudouin, de la Loterie Nationale, du journal "La Libre Belgique"....et de ce blog consacré aux écrivains belges!
Autre idée intéressante : chaque lecteur est invité à s'affilier au Book Club de Diagonale qui permet à ses membres de recevoir les publications à domicile dès leur parution, de disposer d'invitations aux différents événements, de bénéficier d'entrées ou de réductions.
Diagonale, c'est l'association entre Pascaline David (philosophe de formation, scénariste, ayant déjà travaillé au sein des Editions Namuroises) et Ann-Gaëlle Dumont (professeur de français pendant plusieurs années dans le secondaire). Toutes deux assurent la lecture de tous les manuscrits et soumettent ceux qui qui leur paraissent sortir du lot à l'avis de conseillers littéraires. Tous les manuscrits refusés font l'objet d'une fiche de lecture permettant à l'auteur de progresser dans son travail d'écriture (un travail de base que les grandes maisons n'ont pas souvent le temps et l'envie de faire).
Le premier appel à manuscrits a suscité l'envoi en quelques semaines de 150 manuscrits venus de plusieurs pays francophones, mais beaucoup étaient loin d'être aboutis. Parmi ceux qui méritaient une publication : "La vie en ville" de Damien Desamory et "Quand les ânes de la colline sont devenus barbus" de John Henry. Deux auteurs belges. Et c'est la Maison de la Poésie d'Amay qui imprime la production des éditions Diagonale.
La diffusion des livres est assurée par les deux fondatrices qui veulent chercher à créer une "chaîne de complicité" entre auteurs et libraires. Pour la promotion, elles bénéficient de l'aide du Service de Promotion des Lettres de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de la Maison de la Poésie d'Amay, de la Fondation Roi Baudouin, de la Loterie Nationale, du journal "La Libre Belgique"....et de ce blog consacré aux écrivains belges!
Autre idée intéressante : chaque lecteur est invité à s'affilier au Book Club de Diagonale qui permet à ses membres de recevoir les publications à domicile dès leur parution, de disposer d'invitations aux différents événements, de bénéficier d'entrées ou de réductions.
mercredi 13 mai 2015
Interview de l'auteur belge Eugène Savitzkaya
A l'occasion de la sortie de "Fraudeur" (roman) et "A la cyprine" (poèmes) tous deux chez les éditions Minuit, l'auteur belge Eugène Savitzkaya a répondu aux questions d'Alain Delaunois pour la revue "Le Carnet et les Instants" (le-carnet-et-les-instants.net) que vous pouvez recevoir gratuitement sur simple demande auprès du Service de Promotion des Lettres de la Fédération Wallonie-Bruxelles :
"Quel sens donnez-vous au titre de ce nouveau roman, "Fraudeur"?
- Nous vivons dans une époque de fraude généralisée (grosses ou petites fraudes). Comment s'étonner qu'il existe de petits fraudeurs alors qu'il en existe tant d'autres qui sont énormes, qui détournent, eux, des milliards d'euros par les circuits suisses ou luxembourgeois? Et je me suis fait cette réflexion : que puis-je frauder, moi, de ma vie? Quel produit pourrais-je frauder à la douane? Peu de choses... Juste une mémoire de la littérature. Dans un livre, il y a toujours ce qu'on écrit réellement. Mais j'espère toujours, dans mon cas, que quelque chose d'autre passe, contre mon gré. C'est çà qui fait un livre réussi : quelque chose apparaît sans que l'auteur le veuille absolument. Voilà ce que j'espère de ce livre : que quelque chose d'autre survienne, en fraude, pour le lecteur.
- La fraude peut aussi s'exercer sur les formes de l'écriture : "Fraudeur" est sous-titré par votre éditeur "roman", mais on devine qu'il y a dans ce roman une part biographique importante?
- L'écriture, c'est déjà du détournement, en l'occurrence celle d'une langue. Quand on l'utilise, quand on agit dessus, il est évident qu'on la détourne. On ne peut pas se conformer à toutes les règles de la langue, sinon elle serait déjà comme une langue morte. Le détournement agit donc aussi sur la narration, sur ce qu'on appelle roman, récit, fiction...et je n'ai jamais souhaité me conformer à une seule forme de narration. Car il y a trente-six mille façons de narrer les choses ; qui en douterait? Je me souviens de cette phrase de Varlam Chalamov : "Notre époque n'a plus besoin de fictions ; elle a besoin de témoignages". Il est possible qu'un roman soit une manière de témoigner, en particulier ici du passage de l'enfance à l'âge adulte. C'est donc une forme de témoignage un peu voilé. Mais je n'invente rien, ou pratiquement. Je me sers de mon vécu, de celui d'autres personnes, de ce qu'on m'a raconté. Ma matière, ce sont les réalités diverses du monde. Celles que j'ai moi-même connues, celles que d'autres m'ont rapportées.
- Ce nouveau livre met en scène plusieurs personnages autour d'un jeune homme de quinze ans qui est appelé "le fou" par le narrateur. Vous aimez bien ce "fou" qui vous ressemble un peu, beaucoup, non?
- Il faut bien des protagonistes dans un roman : il y a donc un fou et on est vite un fou aux yeux des autres, il suffit de faire ou ne pas faire certaines choses. Ce livre est un peu la suite de "Fou trop poli" (2005). La dernière phrase de "Fou trop poli" dit ceci : "Dans le ventre en accordéon de la travailleuse, il y avait un trésor". La travailleuse, c'est ce petit meuble d'autrefois monté sur pied, dans lequel se trouvent des casiers qui s'ouvrent et où l'on range toutes sortes de choses nécessaires à la couture. Donc allons voir quels trésors renferment ces petits casiers... Mais la travailleuse, c'est également la ménagère, l'ouvrière, la femme, celle qui porte l'enfant à naître. "Fraudeur" est né en parti de cela, aussi.
- Les notations sur les états physiques du corps, vivant et se métamorphosant, sont une constante dans ce livre-ci, peut-être davantage que dans les précédents?
- Disons qu'ici, le passage vers l'âge adulte, à travers toutes ces métamorphoses que connaît le corps adolescent, amplifie sans doute ces notations. Mais je ne vais pas vers la métaphysique, ou alors s'il y a métaphysique, c'est celle du corps, dont parle Sade. Je ne vois pas un "ailleurs", je ne vois pas de transcendance. J'observe un état de corps vivant qui, à un moment, sort du néant et puis à un autre moment, retourne vers le néant. Cela n'a rien de désespérant ou de négatif ; c'est ainsi que nous sommes faits.
- Vous évoquez également d'autres parcours : ceux qui se font entre les pays que traversent les personnages. Il est question des origines russes et polonaises de vos parents, avant qu'ils n'arrivent sur les terres de la Hesbaye en Belgique?
- En effet, il est beaucoup question de territoires. Il y a d'abord la Hesbaye de l'adolescent, celle que j'ai pu connaître et qui hélàs n'existe quasiment plus aujourd'hui, livrée à l'agriculture intensive. C'est la terre d'élection du livre, celle où tout se passe, d'où tout se déploie pour l'adolescent. Les autres pays qui se raccrochent à ce territoire sont ceux des autres personnages du livre (un père venu de Pologne, une mère originaire de Smolensk, chassée d'abord vers la Sibérie puis vers l'Ukraine, et qui ont eu une histoire à travers l'Europe, contraints de partir, de bouger). Poussés en fait par la guerre : elle est peu évoquée mais elle est présente en arrière-fond, hier et aujourd'hui. C'est une des préoccupations du livre : tous les personnages sont ou ont été concernés par la question de la guerre, du conflit, de la déportation et de l'exil. Les territoires sont ceux-là, et ce qu'il en advient, c'est aussi leur transformation sous les effets de la mercantilisation dominante. On ne peut pas faire l'impasse sur cette évolution qui passe par la géographie.
- Vous évoquez la puissance de l'argent à travers l'itinéraire et les conditions de vie difficiles qu'a connues votre mère. C'est un itinéraire que vous avez vous-même suivi, dans ses traces familiales?
- Oui. Il me fallait un fil conducteur pour que je puisse parler de ces terres belges où elle a fini par aboutir, venant de sa Russie natale. C'est une façon de narrer les choses, de pouvoir dire ce qui est insupportable aujourd'hui comme hier, dans ces populations chassées, ballottées d'un pays à l'autre. Tout cela pour le plus grand bénéfice des nouveaux propriétaires. Les calamités humaines ont toujours profité à d'autres humains, et c'est ce qu'on voit aujourd'hui encore mais cela a toujours existé : les guerres appauvrissent et à côté de cela, on voit de grands commerces qui se développent de manière florissante, comme l'industrie des armes, la pharmacie. Comme si, bizarrement, il fallait pouvoir détruire, abîmer, blesser, pour pourvoir ensuite soigner et guérir avec des médicaments qui coûtent très cher dans les pays du tiers-monde notamment.
- En même temps que votre roman paraît un recueil de poèmes "A la cyprine" qui fait l'éloge du corps féminin et de la présence de la femme.
- Nous avons cette chance d'avoir deux sexes différents et intéressants. La curiosité s'éveille tôt et les enfants ont la curiosité immédiate du corps de l'autre et de ses magnifiques différences. Une passion simple, sans perversité. Et une passion de tout temps qui se développe avec l'âge, qui ne s'arrête jamais, si on a la chance d'être dans cette voie-là. C'est un souci, un tracas, et en même temps un émerveillement, toujours frais. Je l'évoque dans "Fraudeur" : étant jeune garçon, j'ai découvert très tôt les petites filles du village. Nous avions la liberté de jouer ensemble dans les bois, les campagnes, là où les adultes ne nous tenaient pas à l'œil. J'ai découvert également l'univers féminin par un livre de Monique Wittig, "L'Opoponax". Ce livre a été pour moi d'une grande influence, notamment pour le respect qu'on doit à l'autre, à la jeune fille, à la femme. Avec ce livre, j'ai voulu fêter cette présence féminine, le dédier à une substance du bonheur, à travers ces courts poèmes, échelonnés sur presque vingt ans. Chacun des textes a mûri très longtemps. Je tenais à l'ensemble, et j'ai préféré patienter pour le publier chez Minuit. C'est une sorte de réflexion très lente, avec un lexique parfois plus léger, tantôt comme une ébauche ou une petite élégie, tantôt comme une chanson. C'est un coffret très précieux, contenant de petites choses, quelques-unes dédiées à des personnes qui ont été très importantes pour moi. C'est comme un réservoir de fleurs séchées qui n'existent plus en tant que fleur, mais qui ont conservé quelque chose de charnel, malgré le temps et le néant. Faire sécher les fleurs, c'est une très belle activité : quelque chose d'elles resplendira encore".
"Quel sens donnez-vous au titre de ce nouveau roman, "Fraudeur"?
- Nous vivons dans une époque de fraude généralisée (grosses ou petites fraudes). Comment s'étonner qu'il existe de petits fraudeurs alors qu'il en existe tant d'autres qui sont énormes, qui détournent, eux, des milliards d'euros par les circuits suisses ou luxembourgeois? Et je me suis fait cette réflexion : que puis-je frauder, moi, de ma vie? Quel produit pourrais-je frauder à la douane? Peu de choses... Juste une mémoire de la littérature. Dans un livre, il y a toujours ce qu'on écrit réellement. Mais j'espère toujours, dans mon cas, que quelque chose d'autre passe, contre mon gré. C'est çà qui fait un livre réussi : quelque chose apparaît sans que l'auteur le veuille absolument. Voilà ce que j'espère de ce livre : que quelque chose d'autre survienne, en fraude, pour le lecteur.
- La fraude peut aussi s'exercer sur les formes de l'écriture : "Fraudeur" est sous-titré par votre éditeur "roman", mais on devine qu'il y a dans ce roman une part biographique importante?
- L'écriture, c'est déjà du détournement, en l'occurrence celle d'une langue. Quand on l'utilise, quand on agit dessus, il est évident qu'on la détourne. On ne peut pas se conformer à toutes les règles de la langue, sinon elle serait déjà comme une langue morte. Le détournement agit donc aussi sur la narration, sur ce qu'on appelle roman, récit, fiction...et je n'ai jamais souhaité me conformer à une seule forme de narration. Car il y a trente-six mille façons de narrer les choses ; qui en douterait? Je me souviens de cette phrase de Varlam Chalamov : "Notre époque n'a plus besoin de fictions ; elle a besoin de témoignages". Il est possible qu'un roman soit une manière de témoigner, en particulier ici du passage de l'enfance à l'âge adulte. C'est donc une forme de témoignage un peu voilé. Mais je n'invente rien, ou pratiquement. Je me sers de mon vécu, de celui d'autres personnes, de ce qu'on m'a raconté. Ma matière, ce sont les réalités diverses du monde. Celles que j'ai moi-même connues, celles que d'autres m'ont rapportées.
- Ce nouveau livre met en scène plusieurs personnages autour d'un jeune homme de quinze ans qui est appelé "le fou" par le narrateur. Vous aimez bien ce "fou" qui vous ressemble un peu, beaucoup, non?
- Il faut bien des protagonistes dans un roman : il y a donc un fou et on est vite un fou aux yeux des autres, il suffit de faire ou ne pas faire certaines choses. Ce livre est un peu la suite de "Fou trop poli" (2005). La dernière phrase de "Fou trop poli" dit ceci : "Dans le ventre en accordéon de la travailleuse, il y avait un trésor". La travailleuse, c'est ce petit meuble d'autrefois monté sur pied, dans lequel se trouvent des casiers qui s'ouvrent et où l'on range toutes sortes de choses nécessaires à la couture. Donc allons voir quels trésors renferment ces petits casiers... Mais la travailleuse, c'est également la ménagère, l'ouvrière, la femme, celle qui porte l'enfant à naître. "Fraudeur" est né en parti de cela, aussi.
- Les notations sur les états physiques du corps, vivant et se métamorphosant, sont une constante dans ce livre-ci, peut-être davantage que dans les précédents?
- Disons qu'ici, le passage vers l'âge adulte, à travers toutes ces métamorphoses que connaît le corps adolescent, amplifie sans doute ces notations. Mais je ne vais pas vers la métaphysique, ou alors s'il y a métaphysique, c'est celle du corps, dont parle Sade. Je ne vois pas un "ailleurs", je ne vois pas de transcendance. J'observe un état de corps vivant qui, à un moment, sort du néant et puis à un autre moment, retourne vers le néant. Cela n'a rien de désespérant ou de négatif ; c'est ainsi que nous sommes faits.
- Vous évoquez également d'autres parcours : ceux qui se font entre les pays que traversent les personnages. Il est question des origines russes et polonaises de vos parents, avant qu'ils n'arrivent sur les terres de la Hesbaye en Belgique?
- En effet, il est beaucoup question de territoires. Il y a d'abord la Hesbaye de l'adolescent, celle que j'ai pu connaître et qui hélàs n'existe quasiment plus aujourd'hui, livrée à l'agriculture intensive. C'est la terre d'élection du livre, celle où tout se passe, d'où tout se déploie pour l'adolescent. Les autres pays qui se raccrochent à ce territoire sont ceux des autres personnages du livre (un père venu de Pologne, une mère originaire de Smolensk, chassée d'abord vers la Sibérie puis vers l'Ukraine, et qui ont eu une histoire à travers l'Europe, contraints de partir, de bouger). Poussés en fait par la guerre : elle est peu évoquée mais elle est présente en arrière-fond, hier et aujourd'hui. C'est une des préoccupations du livre : tous les personnages sont ou ont été concernés par la question de la guerre, du conflit, de la déportation et de l'exil. Les territoires sont ceux-là, et ce qu'il en advient, c'est aussi leur transformation sous les effets de la mercantilisation dominante. On ne peut pas faire l'impasse sur cette évolution qui passe par la géographie.
- Vous évoquez la puissance de l'argent à travers l'itinéraire et les conditions de vie difficiles qu'a connues votre mère. C'est un itinéraire que vous avez vous-même suivi, dans ses traces familiales?
- Oui. Il me fallait un fil conducteur pour que je puisse parler de ces terres belges où elle a fini par aboutir, venant de sa Russie natale. C'est une façon de narrer les choses, de pouvoir dire ce qui est insupportable aujourd'hui comme hier, dans ces populations chassées, ballottées d'un pays à l'autre. Tout cela pour le plus grand bénéfice des nouveaux propriétaires. Les calamités humaines ont toujours profité à d'autres humains, et c'est ce qu'on voit aujourd'hui encore mais cela a toujours existé : les guerres appauvrissent et à côté de cela, on voit de grands commerces qui se développent de manière florissante, comme l'industrie des armes, la pharmacie. Comme si, bizarrement, il fallait pouvoir détruire, abîmer, blesser, pour pourvoir ensuite soigner et guérir avec des médicaments qui coûtent très cher dans les pays du tiers-monde notamment.
- En même temps que votre roman paraît un recueil de poèmes "A la cyprine" qui fait l'éloge du corps féminin et de la présence de la femme.
- Nous avons cette chance d'avoir deux sexes différents et intéressants. La curiosité s'éveille tôt et les enfants ont la curiosité immédiate du corps de l'autre et de ses magnifiques différences. Une passion simple, sans perversité. Et une passion de tout temps qui se développe avec l'âge, qui ne s'arrête jamais, si on a la chance d'être dans cette voie-là. C'est un souci, un tracas, et en même temps un émerveillement, toujours frais. Je l'évoque dans "Fraudeur" : étant jeune garçon, j'ai découvert très tôt les petites filles du village. Nous avions la liberté de jouer ensemble dans les bois, les campagnes, là où les adultes ne nous tenaient pas à l'œil. J'ai découvert également l'univers féminin par un livre de Monique Wittig, "L'Opoponax". Ce livre a été pour moi d'une grande influence, notamment pour le respect qu'on doit à l'autre, à la jeune fille, à la femme. Avec ce livre, j'ai voulu fêter cette présence féminine, le dédier à une substance du bonheur, à travers ces courts poèmes, échelonnés sur presque vingt ans. Chacun des textes a mûri très longtemps. Je tenais à l'ensemble, et j'ai préféré patienter pour le publier chez Minuit. C'est une sorte de réflexion très lente, avec un lexique parfois plus léger, tantôt comme une ébauche ou une petite élégie, tantôt comme une chanson. C'est un coffret très précieux, contenant de petites choses, quelques-unes dédiées à des personnes qui ont été très importantes pour moi. C'est comme un réservoir de fleurs séchées qui n'existent plus en tant que fleur, mais qui ont conservé quelque chose de charnel, malgré le temps et le néant. Faire sécher les fleurs, c'est une très belle activité : quelque chose d'elles resplendira encore".
mercredi 6 mai 2015
La Maison de la Poésie d'Amay
Le projet de la Maison de la Poésie (www.maisondelapoesie.com) est né en 1964 de la rencontre des poètes Francis Chenot et Francis Tessa, avec ensuite Alain Gerbaut et Rio di Maria. Après un détour de sept ans à Flémalle, l'association revient en 1986 à Amay où elle rachète la maison entièrement rénovée qui abrite aujourd'hui l'ensemble des installations. C'est une structure complexe qui rassemble une section animation (comme CEC Plume et Pinceau), une imprimerie, une section édition et la partie administrative. Une maison largement ouverte sur le monde artistique et littéraire qui accueille des écrivains et artistes en résidence, expose et publie leurs œuvres, multiplie les animations, publie les petites éditions littéraires mais aussi sa propre production sous l'enseigne L'Arbre à Paroles.
Son responsable David Giannoni confiait récemment à la revue Le Carnet et les Instants (le-carnet-et-les-instants.net) : "Francis Tessa entendait prendre sa retraite et l'a signifié au Ministère de la Culture qui, au courant de mes activités, m'a demandé de reprendre le projet qui s'endormait un peu. J'ai commencé par trois mois de bénévolat, tout en gardant un mi-temps chez les sans abris où j'organisais les espaces de parole. Comme il y avait beaucoup de réticences des anciens face aux changements, nous nous sommes donnés de deux à trois ans pour opérer les changements, pour dynamiser et pérenniser les éditions. Nouvelle avancée en 2011 lorsque nous avons pu engager Antoine Wauters, l'auteur de "Nos mères", comme assistant éditiorial et relancer vraiment les éditions. Avec notamment la collection "If", attentive surtout à la qualité du travail d'écriture. Aujourd'hui, nous sommes à un moment charnière. La structure exige qu'on l'amplifie et l'on n'est pas actuellement dans un contexte financier qui soit favorable aux subventions. Mais nous trouverons bien d'autres moyens pour y arriver...
L'édition de poésie, c'est une folie. Comme pour toute folie, on arrête ou on continue. Mais la poésie, c'est pour moi, non pas une seconde mais une première nature. Je ne peux pas imaginer que tout ce combat ne serve à rien. Donc, on est ouverts, on observe, on écoute, on multiplie les événements qui nous permettent des rencontres avec des passionnés ou des personnes qui nous découvrent. Mais il faut bien savoir que l'édition de poésie ne pourra jamais donner en quantité de vente ce qu'on aimerait qu'elle donne. Par contre, je pense que la poésie est de plus en plus une source de nourriture pour tout un public de lecteurs passionnés, mais aussi d'auteurs, artistes, acteurs, hommes de théâtre ou de cinéma, universitaires".
Son responsable David Giannoni confiait récemment à la revue Le Carnet et les Instants (le-carnet-et-les-instants.net) : "Francis Tessa entendait prendre sa retraite et l'a signifié au Ministère de la Culture qui, au courant de mes activités, m'a demandé de reprendre le projet qui s'endormait un peu. J'ai commencé par trois mois de bénévolat, tout en gardant un mi-temps chez les sans abris où j'organisais les espaces de parole. Comme il y avait beaucoup de réticences des anciens face aux changements, nous nous sommes donnés de deux à trois ans pour opérer les changements, pour dynamiser et pérenniser les éditions. Nouvelle avancée en 2011 lorsque nous avons pu engager Antoine Wauters, l'auteur de "Nos mères", comme assistant éditiorial et relancer vraiment les éditions. Avec notamment la collection "If", attentive surtout à la qualité du travail d'écriture. Aujourd'hui, nous sommes à un moment charnière. La structure exige qu'on l'amplifie et l'on n'est pas actuellement dans un contexte financier qui soit favorable aux subventions. Mais nous trouverons bien d'autres moyens pour y arriver...
L'édition de poésie, c'est une folie. Comme pour toute folie, on arrête ou on continue. Mais la poésie, c'est pour moi, non pas une seconde mais une première nature. Je ne peux pas imaginer que tout ce combat ne serve à rien. Donc, on est ouverts, on observe, on écoute, on multiplie les événements qui nous permettent des rencontres avec des passionnés ou des personnes qui nous découvrent. Mais il faut bien savoir que l'édition de poésie ne pourra jamais donner en quantité de vente ce qu'on aimerait qu'elle donne. Par contre, je pense que la poésie est de plus en plus une source de nourriture pour tout un public de lecteurs passionnés, mais aussi d'auteurs, artistes, acteurs, hommes de théâtre ou de cinéma, universitaires".
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