A l'occasion de la sortie de "Fraudeur" (roman) et "A la cyprine" (poèmes) tous deux chez les éditions Minuit, l'auteur belge Eugène Savitzkaya a répondu aux questions d'Alain Delaunois pour la revue "Le Carnet et les Instants" (le-carnet-et-les-instants.net) que vous pouvez recevoir gratuitement sur simple demande auprès du Service de Promotion des Lettres de la Fédération Wallonie-Bruxelles :
"Quel sens donnez-vous au titre de ce nouveau roman, "Fraudeur"?
- Nous vivons dans une époque de fraude généralisée (grosses ou petites fraudes). Comment s'étonner qu'il existe de petits fraudeurs alors qu'il en existe tant d'autres qui sont énormes, qui détournent, eux, des milliards d'euros par les circuits suisses ou luxembourgeois? Et je me suis fait cette réflexion : que puis-je frauder, moi, de ma vie? Quel produit pourrais-je frauder à la douane? Peu de choses... Juste une mémoire de la littérature. Dans un livre, il y a toujours ce qu'on écrit réellement. Mais j'espère toujours, dans mon cas, que quelque chose d'autre passe, contre mon gré. C'est çà qui fait un livre réussi : quelque chose apparaît sans que l'auteur le veuille absolument. Voilà ce que j'espère de ce livre : que quelque chose d'autre survienne, en fraude, pour le lecteur.
- La fraude peut aussi s'exercer sur les formes de l'écriture : "Fraudeur" est sous-titré par votre éditeur "roman", mais on devine qu'il y a dans ce roman une part biographique importante?
- L'écriture, c'est déjà du détournement, en l'occurrence celle d'une langue. Quand on l'utilise, quand on agit dessus, il est évident qu'on la détourne. On ne peut pas se conformer à toutes les règles de la langue, sinon elle serait déjà comme une langue morte. Le détournement agit donc aussi sur la narration, sur ce qu'on appelle roman, récit, fiction...et je n'ai jamais souhaité me conformer à une seule forme de narration. Car il y a trente-six mille façons de narrer les choses ; qui en douterait? Je me souviens de cette phrase de Varlam Chalamov : "Notre époque n'a plus besoin de fictions ; elle a besoin de témoignages". Il est possible qu'un roman soit une manière de témoigner, en particulier ici du passage de l'enfance à l'âge adulte. C'est donc une forme de témoignage un peu voilé. Mais je n'invente rien, ou pratiquement. Je me sers de mon vécu, de celui d'autres personnes, de ce qu'on m'a raconté. Ma matière, ce sont les réalités diverses du monde. Celles que j'ai moi-même connues, celles que d'autres m'ont rapportées.
- Ce nouveau livre met en scène plusieurs personnages autour d'un jeune homme de quinze ans qui est appelé "le fou" par le narrateur. Vous aimez bien ce "fou" qui vous ressemble un peu, beaucoup, non?
- Il faut bien des protagonistes dans un roman : il y a donc un fou et on est vite un fou aux yeux des autres, il suffit de faire ou ne pas faire certaines choses. Ce livre est un peu la suite de "Fou trop poli" (2005). La dernière phrase de "Fou trop poli" dit ceci : "Dans le ventre en accordéon de la travailleuse, il y avait un trésor". La travailleuse, c'est ce petit meuble d'autrefois monté sur pied, dans lequel se trouvent des casiers qui s'ouvrent et où l'on range toutes sortes de choses nécessaires à la couture. Donc allons voir quels trésors renferment ces petits casiers... Mais la travailleuse, c'est également la ménagère, l'ouvrière, la femme, celle qui porte l'enfant à naître. "Fraudeur" est né en parti de cela, aussi.
- Les notations sur les états physiques du corps, vivant et se métamorphosant, sont une constante dans ce livre-ci, peut-être davantage que dans les précédents?
- Disons qu'ici, le passage vers l'âge adulte, à travers toutes ces métamorphoses que connaît le corps adolescent, amplifie sans doute ces notations. Mais je ne vais pas vers la métaphysique, ou alors s'il y a métaphysique, c'est celle du corps, dont parle Sade. Je ne vois pas un "ailleurs", je ne vois pas de transcendance. J'observe un état de corps vivant qui, à un moment, sort du néant et puis à un autre moment, retourne vers le néant. Cela n'a rien de désespérant ou de négatif ; c'est ainsi que nous sommes faits.
- Vous évoquez également d'autres parcours : ceux qui se font entre les pays que traversent les personnages. Il est question des origines russes et polonaises de vos parents, avant qu'ils n'arrivent sur les terres de la Hesbaye en Belgique?
- En effet, il est beaucoup question de territoires. Il y a d'abord la Hesbaye de l'adolescent, celle que j'ai pu connaître et qui hélàs n'existe quasiment plus aujourd'hui, livrée à l'agriculture intensive. C'est la terre d'élection du livre, celle où tout se passe, d'où tout se déploie pour l'adolescent. Les autres pays qui se raccrochent à ce territoire sont ceux des autres personnages du livre (un père venu de Pologne, une mère originaire de Smolensk, chassée d'abord vers la Sibérie puis vers l'Ukraine, et qui ont eu une histoire à travers l'Europe, contraints de partir, de bouger). Poussés en fait par la guerre : elle est peu évoquée mais elle est présente en arrière-fond, hier et aujourd'hui. C'est une des préoccupations du livre : tous les personnages sont ou ont été concernés par la question de la guerre, du conflit, de la déportation et de l'exil. Les territoires sont ceux-là, et ce qu'il en advient, c'est aussi leur transformation sous les effets de la mercantilisation dominante. On ne peut pas faire l'impasse sur cette évolution qui passe par la géographie.
- Vous évoquez la puissance de l'argent à travers l'itinéraire et les conditions de vie difficiles qu'a connues votre mère. C'est un itinéraire que vous avez vous-même suivi, dans ses traces familiales?
- Oui. Il me fallait un fil conducteur pour que je puisse parler de ces terres belges où elle a fini par aboutir, venant de sa Russie natale. C'est une façon de narrer les choses, de pouvoir dire ce qui est insupportable aujourd'hui comme hier, dans ces populations chassées, ballottées d'un pays à l'autre. Tout cela pour le plus grand bénéfice des nouveaux propriétaires. Les calamités humaines ont toujours profité à d'autres humains, et c'est ce qu'on voit aujourd'hui encore mais cela a toujours existé : les guerres appauvrissent et à côté de cela, on voit de grands commerces qui se développent de manière florissante, comme l'industrie des armes, la pharmacie. Comme si, bizarrement, il fallait pouvoir détruire, abîmer, blesser, pour pourvoir ensuite soigner et guérir avec des médicaments qui coûtent très cher dans les pays du tiers-monde notamment.
- En même temps que votre roman paraît un recueil de poèmes "A la cyprine" qui fait l'éloge du corps féminin et de la présence de la femme.
- Nous avons cette chance d'avoir deux sexes différents et intéressants. La curiosité s'éveille tôt et les enfants ont la curiosité immédiate du corps de l'autre et de ses magnifiques différences. Une passion simple, sans perversité. Et une passion de tout temps qui se développe avec l'âge, qui ne s'arrête jamais, si on a la chance d'être dans cette voie-là. C'est un souci, un tracas, et en même temps un émerveillement, toujours frais. Je l'évoque dans "Fraudeur" : étant jeune garçon, j'ai découvert très tôt les petites filles du village. Nous avions la liberté de jouer ensemble dans les bois, les campagnes, là où les adultes ne nous tenaient pas à l'œil. J'ai découvert également l'univers féminin par un livre de Monique Wittig, "L'Opoponax". Ce livre a été pour moi d'une grande influence, notamment pour le respect qu'on doit à l'autre, à la jeune fille, à la femme. Avec ce livre, j'ai voulu fêter cette présence féminine, le dédier à une substance du bonheur, à travers ces courts poèmes, échelonnés sur presque vingt ans. Chacun des textes a mûri très longtemps. Je tenais à l'ensemble, et j'ai préféré patienter pour le publier chez Minuit. C'est une sorte de réflexion très lente, avec un lexique parfois plus léger, tantôt comme une ébauche ou une petite élégie, tantôt comme une chanson. C'est un coffret très précieux, contenant de petites choses, quelques-unes dédiées à des personnes qui ont été très importantes pour moi. C'est comme un réservoir de fleurs séchées qui n'existent plus en tant que fleur, mais qui ont conservé quelque chose de charnel, malgré le temps et le néant. Faire sécher les fleurs, c'est une très belle activité : quelque chose d'elles resplendira encore".
mercredi 13 mai 2015
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Un auteur que je ne connaissais pas du tout. Une belle découverte, donc.
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