mercredi 4 mai 2011

Les éditions Emile Lansman

Emile Lansman a accordé une longue interview à Geneviève Damas pour la revue "Le Carnet et les Instants" :

"Pourquoi avoir fait le choix d'éditer du théâtre, en Belgique francophone de surcroît? Etait-ce pour vous un luxe, une nécessité ou une utopie?
- Oserais-je dire que chez moi, la notion de "devoir" a primé au départ? Je cherchais des textes à proposer aux ateliers théâtraux scolaires qui s'inscrivaient à l'opération Promotion Théâtre organisée par l'association éponyme dont j'ai pris la direction en 1985 (et dont je m'occupe toujours 25 ans plus tard). Nous avons lancé un appel à textes aux auteurs belges, sans plus de précisions, et avons reçu une centaine de textes écrits par presque autant d'auteurs complètement inconnus à l'époque. Les pièces de Pascale Tison et Michel Ducobu sont sorties du lot...mais elles ne convenaient pas pour des ateliers de jeunes. Promotion Théâtre en est resté à cette expérience. Moi, je me suis senti un "devoir moral" de ne pas laisser tomber ces auteurs qui n'étaient ni joués, ni publiés. J'avais jusque-là surtout eu un rôle de médiateur dans le domaine du théâtre (journaliste, programmateur,...) mais aucune fonction créative. J'ai donc décidé avec mon épouse Annick de lancer une modeste maison d'édition qui se donnerait pour objet de publier deux pièces d'auteur belge par an et surtout de les défendre au sein de la mouvance du théâtre francophone que je côtoyais déjà à divers titres. On connaît la suite : 810 ouvrages au compteur après 21 ans dont 10% d'études, essais et livres de référence dans le domaine des arts de la scène, des dramaturges de plus de 50 ans pays et près de 1.500 pièces publiées dont environ 40% écrits par des auteurs belges.

- Est-ce que l'édition de théâtre reste encore un devoir aujourd'hui en Belgique francophone?
- Oui, et parfois lourd à porter. Mon enthousiasme a été ébranlé par la réalité du terrain, partout mais surtout chez nous en Wallonie et à Bruxelles : absence quasi complète d'intérêt pour le texte contemporain, ventes homéopathiques à la sortie des spectacles (quand le texte est disponible...), pénétration du milieu littéraire et scolaire quasi nul, désintérêt presque arrogant d'une partie de la presse, etc. Donc pour répondre à la question du début, oui, on peut dire qu'éditer du théâtre belge en Belgique relève du luxe par rapport à la demande de la profession et du public, mais de la nécessité pour aider nos auteurs à se faire connaître, ici et ailleurs.

- Si au début, votre projet était d'éditer deux pièces par an, il s'est vite transformé en une entreprise plus large. A partir de quand vous êtes-vous rendu compte que vous deveniez auteur, que cela devenait un métier à part entière, et plus une activité périphérique?
- Jamais! J'ai mis un temps à accepter le vocable, mais que cela constitue un métier pour moi, non! Je suis un éditeur bénévole, entouré de bénévoles avec seulement un tout petit staff salarié. Et je paie ma passion puisque, pratiquement chaque année depuis 21 ans, je prélève le déficit des éditions sur mon salaire de fonctionnaire provincial détaché...avec un petit coup de pouce du Ministère des Finances puisque ce déficit est en toute logique décompté de mes revenus. Que l'Etat paie en partie ma passion est inconcevable pour quelqu'un de rationnel. Depuis 2003, tous mes exercices comptables ont été contrôlés avec suspicion jusqu'au moment où ma bonne foi a été reconnue.

- Pour réussir dans une entreprise ambitieuse, il faut un certain nombre de qualités mais aussi de défauts. Quels sont les défauts qui vous aident à mener à bien votre tâche?
- La curiosité, l'enthousiasme, la boulimie, l'incapacité à me dédier du temps personnel dans mon planning et aussi une certaine "jeunite". Et par dessus tout la difficulté de dire non quand le coeur me pousse à dire oui alors que la raison penche dans l'autre sens. Je me laisse facilement emporter par mes coups de coeur, mes envies de partage, ma volonté d'appuyer des jeunes qui rament pour se faire une toute petite place au soleil. J'ai eu la chance de rencontrer, sur mon chemin, des gens qui ont posé un petit geste pour m'ouvrir une porte, pour apporter leur crédit à une idée, pour faciliter une démarche et surtout pour me dire "Continue, on apprécie ton combat". Je leur en sais gré et j'essaie de renvoyer à mon tour l'ascenseur. Pas seulement par l'édition d'ailleurs, mais çà ne regarde que moi. Ceci dit, j'ai fait en toute conscience des choix difficiles : me consacrer aux textes de théâtre alors que les auteurs eux-mêmes affirmaient que le théâtre, çà ne se lit pas ; privilégier des oeuvres d'auteurs inconnus, sans souvent des projets de création au départ ; refuser d'être à la merci des choix des autres en conditionnant la publication à un préachat ; etc. Forcément, cette prise de risque a un côté positif : lorsque les choses tournent bien, l'éditeur peut tirer une part du bénéfice moral de la réussite d'un auteur qu'il a été parmi les premiers à "porter". Le Prix Nobel 2000 à Gao Xingjian que nous avons été les premiers à publier en Occident ou le prix du gouverneur général du Canada attribué à la toute jeune Acadienne Emma Haché avec un seul livre à son actif publié à Carnières, constituent des réussites dues surtout...aux défauts que je m'attribue.

- Etre éditeur n'est pas une sinécure, mais une entreprise risquée où il faut investir intensément en énergies humaine et financière. De quoi les Editions Lansman ont-elles besoin pour les années à venir?
- Avec l'âge, je perds une partie de mon enthousiasme et de ma "légendaire" capacité de travail. Je n'ai plus le même plaisir à passer toutes mes soirées et mes week-ends devant un ordinateur. Donc ne tournons pas autour du pot : la maison ne survivra dans sa forme actuelle que si je peux engager deux personnes supplémentaires pour assumer le suivi. Car, je le dis avec le sourire mais...le succès coûte cher. J'ai démontré qu'une petite maison wallonne pouvait, dans ce domaine aussi, s'imposer sur le plan international. Nous figurons dans le peloton de tête de l'édition théâtrale francophone mondiale ; on peut le lire dans de nombreux documents. Certains de nos textes sont régulièrement finalistes de prix importants, ils sont montés et remontés partout, en version originale ou en traduction. Pourtant, je n'arrive pas à profiter de ce succès parce que je ne peux pas réagir vite et bien. En août 2012, je serai mis d'office à la retraite dans mon emploi principal. Sans nouvelles ressources pour assumer la gestion, le stockage, la promotion et de nouvelles publications, il faudra soit mettre la clé sous le paillasson avec la fierté d'avoir prouvé que c'était possible, soit réorienter les choix en diminuant les risques, en réduisant la voilure, ou en vendant notre âme au plus offrant.

- Un des slogans de la maison, dès le départ, était "Pour un nouveau plaisir de lire le théâtre". Est-ce toujours un des chevaux de bataille des Editions Lansman?
- Plus que jamais. J'attends encore qu'on m'explique pourquoi Corneille, Molière, Shakespeare, Anouilh, Tardieu, Maeterlinck, Ghelderode, c'est de la littérature, et le théâtre qui s'écrit aujourd'hui non. Je ne parle bien sûr pas ici des créations où le texte n'est qu'un élément partiel d'une oeuvre multimédia ou le résultat d'un travail essentiellement de plateau. Et encore...on est parfois surpris. Ceci dit, certains éditeurs ont précédemment publié les brouillons des auteurs en confondant la forme d'accouchement avec le souhait de communication. Là, je suis d'accord : moi-même, je n'ai aucun plaisir à lire ce type d'ouvrage. C'est pourquoi je revendique une "mise en livre" qui facilite cette lecture, sans constamment rappeler au lecteur qu'il n'est qu'un otage entre l'auteur et celui qui porte l'oeuvre à la scène.

- Qu'en est-il sur le terrain?
- Les choses ont bien évolué en 20 ans. Nous avons longtemps été parmi les seuls à défendre l'idée que si on proposait des pièces de théâtre bien choisies aux élèves de tous les niveaux (y compris à l'école primaire), la question ne se poserait plus de la même façon après quelques années. Ce n'est pas encore gagné mais on y arrive. Il faut dire que nous avons bénéficié d'un allié de poids : Jack Lang, alors ministre de l'Education en France, a imposé des textes dramatiques dans des listes "vivement suggérées" des programmes français. La création de nombreux prix des collégiens et des lycéens, sous des formes diverses, a définitivement convaincu un certain nombre d'enseignants de tenter le coup. Pour preuve le prix Sony Labou Tansi créé à Limoges et ouvert depuis quelques années à des écoles belges. Et là, malgré le développement soudain chez des confrères de nouvelles collections jeunesse, nous bénéficions d'une ardeur d'avance et d'une expérience non négligeable, donc d'une reconnaissance évidente. A cela, il faut ajouter notre volonté de créer un répertoire de théâtre à jouer par les jeunes. A travers l'importante collaboration avec l'association Promotion Théâtre pour "La scène aux ados" et "Tous en scène", mais aussi par exemple le Théâtre de la Digue à Toulouse pour "Urgence de la jeune parole". Ces ouvrages sont appréciés un peu partout dans le monde francophone et permettent parfois à des auteurs de se faire un nom, d'être invités dans des classes ou ateliers, etc. Avec des effets inattendus puisque les six premiers volumes de "La scène aux ados" sont aussi utilisés comme anthologie du théâtre contemporain dans certains lycées ou collèges. Cette réussite est non seulement culturellement valorisante mais amène aussi des auteurs chevronnés à s'intéresser soudain à cette dimension non négligeable de l'écriture dramatique qui offre de nouveaux débouchés.

- Vous parlez de la collaboration avec les auteurs. Est-ce une dimension importante pour vous?
- Oui, je suis un grand affectif et ai décidé que cet élément ferait partie intégrante de mes choix. Ceci dit, dans le domaine du théâtre, j'ai l'impression que l'ancienne pratique du "couple" auteur-éditeur est en train de renaître. Ce qui est une bonne chose mais porte également ses propres limites. Si publier un auteur, c'est l'inviter à ma table pour le plaisir du dialogue, il est difficilement concevable de multiplier à merci le nombre de convives. Or, la demande est sans rapport avec nos capacités humaines et financières. Donc si on veut donner la parole à de jeunes auteurs, il faut...demander à des plus anciens de céder leur siège, ce qui n'est pas toujours facile à leur faire admettre. Surtout si, pendant un long temps, nous avons ensemble pratiqué une politique du compagnonnage, partageant les difficultés et les récompenses. Plutôt que de mettre sur la table des éléments - non négligeables - de nombre d'exemplaires vendus, de manifestation d'intérêt hors du bercail, de suivi et d'implication dans la promotion, j'utilise une formule en clin d'oeil pour m'en tirer par une pirouette. Si l'on prend le verre le plus cher du monde et une bouteille du vin le plus cher du monde, et que l'on verse le vin dans le verre, ce dernier finit par déborder. Ce n'est ni la qualité du verre, ni celle du vin qui est en cause, c'est une loi physique. De même, quelle que soit la qualité des textes qui me parviennent (7 à 8 par jour ouvrable), mon catalogue ne peut en accueillir qu'un nombre limité par an. Mais nous sommes en nombre parmi les deux éditeurs de théâtre les plus prolifiques dans le monde francophone".

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