L'écrivain belge Laurent Demoulin (plus d'infos :
liege-lettres.be/laurent-demoulin) a accordé une interview à la revue "Le Carnet et les Instants" du Service de Promotion des Lettres de la Fédération Wallonie-Bruxelles :
"Votre premier recueil s'appelle "Filiation", un des thèmes constitutifs de votre oeuvre. Aviez-vous pensé ce titre comme un geste définitoire de vos textes à venir?
- La filiation n'est pas l'unique thème de mes livres. Mais, si je peux en être étonné, je dois le constater, il occupe une place centrale. Quand j'ai choisi le titre de mon premier recueil, j'ignorais ce que j'écrirais par la suite, je pensais qu'il serait un petit bout de quelque chose de très épars, disparate et différent. Même un livre comme "Ulysse Lumumba" est lié à la filiation, j'y parle de mes parents. Plus encore qu'on ne le pense. Ce que je ne dis pas dans le livre, c'est qu'au début de leur rencontre, mon père a emmené ma mère écouter une conférence sur l'assassinat de Patrice Lumumba. Mon grand-père maternel en a été furieux. Comme il était spécialiste d'Ulysse, par ce livre, je le réconcilie avec mon père, dans le seul conflit qu'ils ont vécu.
- Dans "Robinson", les parents du narrateur ont l'air d'être un ciment pour lui, alors que les personnes de sa maisonnée sont étrangement peu présentes?
- Je voulais resserrer le cadre sur le père et l'enfant, tout en élargissant un petit peu pour ne pas rendre le texte trop étouffant. Le thème secondaire de la famille recomposée devait être présent, mais je ne voulais pas déborder du cadre fixé. La focale sur les deux personnages donne une dimension particulière au livre : il n'est pas seulement un livre sur l'autisme mais aussi sur la paternité. Sur la nouvelle paternité dans son rapport à la maternité : le père se demande s'il est un père ou une mère, ou une deuxième mère. Alors évidemment, il pense à son père et il pense à sa mère. Le rapport au fils appelle le rapport aux parents.
- Le motif de la filiation va se nicher jusque dans la forme : dans des recueils comme "Même mort" ou "Palimpseste insistant", un texte peut donner naissance à un autre?
- On pourrait peut-être dire que la génération subsume la filiation. Les textes se génèrent les uns les autres. C'est présent, je suis d'accord avec vous, mais involontairement. L'idée des variations dans "Même mort" a plusieurs origines. J'ai été influencé par certains poètes comme Francis Ponge sur lequel j'ai fait ma thèse, ou Serge Delaive. J'ai été particulièrement marqué par son "Livre canoë, poèmes et autres récits", paru à La Différence en 2001. Il y écrit deux fois l'histoire du suicide de son père : une fois de manière poétique, une fois de manière prosaïque. Pour "Même mort", je trouvais que le thème de la mort, lié au ressassement, appelait à redire les choses de différentes façons. Pour moi, on est davantage dans le ressassement que dans la génération. Mais je suis d'accord avec votre interprétation. Dans "Palimpseste insistant", recueil de pastiches, mélanges, parodies, réécritures à la gloire de la littérature, je suis à chaque fois le fils des écrivains ou des écrivaines que je réécris. Il ne s'agit pas d'un bras de fer, je ne me mesure pas à un tel ou un tel, je rends hommage.
- Vous semblez utiliser la littérature comme une boîte à outils : vous y glanez ce dont vous avez besoin pour écrire. Dans "Robinson", vous puisez à la poésie avec les mots valises, les allitérations.
- Je ne sais pas si vous avez remarqué que dans "Robinson", il y a des alexandrins cachés. Plus que d'être une boîte à outils, m'intéresse dans la littérature son immense variété. Je n'ai pas envie de choisir entre les baroques et les classiques, j'adore les uns et les autres. Quand je lis des auteurs romantiques, je suis avec eux. J'adore Victor Hugo, même Musset je l'aime beaucoup. Et pourtant j'adore Rimbaud aussi. Ce n'est pas exclusif. Le rêve un peu fou serait d'être tout cela à la fois : Musset et Rimbaud et Céline et Proust et et et. J'aime toutes les tendances, tous les partis pris, tous les mouvements littéraires, mais pas tous les auteurs de tous les mouvements. J'ai envie de les épouser tout en tournant autour. La littérature est toujours tellement différente. Chaque fois que je lis, je suis touché d'une autre façon. Je n'ai pas besoin d'attaquer le Nouveau Roman parce qu'il était pratiqué par nos grands aînés. Ce n'est pas pour autant que j'écris la même chose. Pourquoi refaire ce qu'ils ont tellement bien fait? Par contre, on peut apprendre beaucoup à leur lecture. Comme à la lecture de l'oeuvre de Zola, que Robbe-Grillet méprisait. A tort, si je puis me permettre. Je me demande aussi ce qui a pris à Claude Simon de dédaigner autant Stendhal. La littérature est bien sûr une boîte à outils, mais on pourrait aussi développer la métaphore du papillon qui, émerveillé par toutes les fleurs, va toutes les butiner pour fabriquer sa propre fleur, son bouquet avec toutes ces fleurs-là.
- Est-ce une façon d'aborder la littérature que l'on pourrait qualifier de postmoderne?
- Je me sens postmoderne dans le sens étymologique : après les modernes. Les modernes étaient, en général, dans un rapport partisan à l'art, à la littérature en particulier. Les écrivains de la génération juste avant la mienne, celle d'Hervé Guibert, de Jean Echenoz ou Jean-Philippe Toussaint, sur lequel j'ai déjà beaucoup travaillé, est déjà sortie de cela. Toussaint a lu Beckett mais n'essaie pas de faire plus fort que lui. Et moi, je n'essaie pas de faire plus fort que Toussaint, ni de m'opposer à lui parce qu'il est mon glorieux aîné. Je l'ai lu, il m'a nourri, et cela continue. Il n'y a aucune raison d'y retourner.
- Est-ce que le jeu de massacre de la modernité a posé des interdits, des défis à votre écriture?
-
Je ne sais pas. En tous les cas, j'aime bien écrire en vers réguliers, en alexandrins. Mais je ne peux pas revendiquer d'écrire en alexandrins, William Cliff l'a déjà fait, bien que d'une manière différente. Nous qui avons cinquante ans aujourd'hui, avons entendu les interdits de la modernité, mais comme je viens de le dire, nous avons des aînés qui avaient déjà commencé à s'en défaire. Nous profitons de cette sorte de libération que nous ont offerte nos grands frères. Paradoxalement, il y a des petits frères qui sont toujours dans l'interdit d'écrire en vers, etc. Que des jeunes gens de 20 ans continuent à se revendiquer modernes m'étonne un peu. La sortie du moderne, de la terreur du moderne offre des pistes intéressantes. Mais l'interdit n'a pas disparu totalement. Il flotte toujours un peu dans l'air. Finalement, si William Cliff a déjà écrit en alexandrins, en écrire aujourd'hui continue d'être un geste intéressant.
- Le sens ne reste-t-il pas un des tabous majeurs de la poésie?
- En France, la poésie n'est pas assez postmoderne. Le sens reste l'interdit. Un bon poème serait un poème où l'on ne comprend rien. J'ai besoin que le sens de mes poèmes soit clair. Si j'ai envie d'écrire, c'est parce que j'ai l'impression d'avoir trouvé un "motif", c'est-à-dire à la fois une forme et un sens, une chose à dire qui me semble appeler une forme intéressante. Donc le sens est là d'emblée, dès le désir initial, dès la première intuition. Je pourrais l'évacuer en cours de route. Mais je n'y tiens pas : un jour, une personne qui avait eu la gentillesse d'acheter mon recueil "Trop tard" m'a dit qu'elle n'avait rien compris à mes poèmes et je me suis senti très mal, comme si j'avais menti à cette personne. Dans le champ de la poésie, en France plus qu'en Belgique, on considère trop vite qu'un poème clair est prosaïque. Je ne suis pas pour autant militant de la clarté : je lis moi-même des recueils entiers sans savoir vraiment de quoi ils parlent car ils sont souvent très inventifs formellement, comme si l'absence de sens libérait la forme. Mais j'ai plus de plaisir à lire les poètes ambigus, paradoxaux, qui construisent un sens premier intelligible (la dénotation), puis le nuancent par des sens seconds (des connotations), que ceux qui détruisent purement et simplement le sens premier. J'aime Rimbaud et Mallarmé, mais je leur préfère cent fois Baudelaire. Bien plus : si les deux premiers sont plus radicaux que le troisième, je ne les trouve pas pour autant plus modernes que lui : le face-à-face entre les vers réguliers des "Fleurs du mal" et les poèmes en prose du "Spleen de Paris" me semble plus profondément moderne que la sauvagerie immédiate des "Illuminations". De même, je préfère la fausse simplicité du "Parti pris des choses" de Ponge aux envolées complexes des "Champs magnétiques" de Soupault et Breton. Cette problématique rejoint la question de la polysémie. D'un certain point de vue, on pourrait considérer que l'hermétisme est le comble de la polysémie, donc de la littérature : chaque lecteur mettant dans le poème le sens qu'il y voit, la signification générale est multipliée par le nombre de lecteurs. Mais je crains que l'analyse inverse soit plus juste : à l'ouverture de la signification multiple, l'hermétisme substitue un sens unique et fermé, celui du non-sens, qui subsume les micro-significations recueillies (ou créées) çà et là par le lecteur. Le non-sens donne un sens unique et répétitif à l'absence de sens, comme le fait d'apparaître dans un rêve donne, à des événements qui seraient absurdes dans le monde réel, une signification simple et définitive : "J'ai rêvé!".
- Vous êtes plusieurs auteurs liégeois (Rossano Rosi, Serge Delaive et vous même, par exemples) à écrire à la fois de la poésie et du roman. D'autres Belges francophones (comme William Cliff et Guy Goffette) le font aussi. Il me semble que c'est moins fréquent en France?
- Si cela paraît bien une caractéristique de certains écrivains belges, je crois que c'est avant tout lié à des effets de structures éditoriales ou de diffusion de la poésie, mais cela n'est pas dû à une quelconque âme belge. Je dirais deux choses. Tout d'abord, ce fameux interdit moderne du sens est moins fort en Belgique qu'en France. Ensuite, les petites structures éditoriales magnifiques en Belgique, comme Tétras Lyre, qui se dévouent à publier de beaux livres, donnent envie d'écrire de la poésie. Les revues aussi comme "La bafouille incontinente" ou "Boustro". Des lieux se sont faits ou se font le relais de ce travail. Je pense à l'exemple fameux du Cirque Divers. Les soirées de poésie d'abord organisées par Jacques Izoard, puis pendant très longtemps par Carmelo Virone ont aidé à ce que la poésie se développe. Il y a eu Le Fram, Les Parlantes aussi. Il y a les librairies Pax et Livre aux trésors. Quand on est poète ou jeune poète à Liège, on n'est pas tout seul, on n'écrit pas dans le désert. Tout est très vivant, foisonnant, divers, désordonné et fragile. Est-ce qu'il existe quelque chose de semblable en France? Je ne sais pas. Cela ne suffit pourtant pas. Sinon, on n'écrirait que de la poésie. Le milieu de la poésie reste malgré tout un micro milieu. On écrit aussi des romans pour sortir du petit monde de la poésie. Quand j'ai écrit "Même mort", le livre auquel je tiens le plus avec "Robinson", j'ai l'impression d'avoir fait ce que je voulais faire. Cela faisait quinze ans que j'avais l'idée des variations, je n'y arrivais pas, je n'avais pas le matériel, le savoir-faire technique, le sujet qui le permettait. Ce livre, même s'il est basé sur une tragédie (la mort de mes deux parents en trois mois), est une sorte de miracle. Mais Le Fram a cessé d'exister après sa parution. Alors j'ai pensé, il faut que j'écrive des romans pour que ma poésie existe. Ce n'est pas cela qui s'est passé réellement, je n'ai pas écrit "Robinson" pour çà, mais je sais que je l'ai pensé...".
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