dimanche 13 mai 2012

Interview de l'auteur belge Françoise Lalande

Françoise Lalande a accordé une interview à Jeannine Paque pour la revue "Le Carnet et les Instants" de mars que vous pouvez recevoir gratuitement sur simple demande :

"Le communiqué de presse présente "Nous veillerons ensemble sur le sommeil des hommes" comme le roman de l'après-Auschwitz et de l'après-11 septembre, ce qui implique une option historique. Celle-ci est précise. Dans le temps, puisque sont désignés deux événements parmi les plus marquants de l'histoire immédiate de notre planète. Et dans leur signification symbolique puisqu'ils sont porteurs d'une volonté meurtrière?
- Oui. Au départ de mon projet d'écriture et, je dirais, de ma vie, il y a cette obsession d'Auschwitz. De cette guerre 1940-1945 qui fut, pour ma famille maternelle, LA guerre. Cette histoire-là a bercé mon enfance, si j'ose dire. Des récits fragmentés, des évocations discrètes, comme à demi-mot, mais permanentes ont marqué mon imaginaire de petite fille, puis, c'est normal, mon imaginaire de romancière. Je pense que ma mère, Louise Keil, n'est jamais sortie de la guerre. Elle sursautait au moindre bruit, avouait une panique devant l'inattendu, et pratiquait un immobilisme effarant. Sans doute parce qu'elle avait attendu le pire, elle redoutait que les Allemands reviennent. Encore plus tard, lorsque j'ai voulu savoir comment s'était passée la guerre pour eux dans les Ardennes et à Bruxelles, de façon concrète, j'ai obtenu des réponses, certes, mais souvent lacunaires. Et, surtout, ma curiosité les intriguait et leur plaisait moyennement. Jamais ils ne m'en auraient parlé de façon spontanée. Se rappeler la peur, le danger, les séparations, montrer des photos, pour la première fois depuis tant d'années, les troublaient. La cousine préférée de ma mère, Jeanne Herman, arrêtée par la Gestapo à Bruxelles, condamnée à mort, emmenée dans un train partant de Malines, train saboté par les cheminots, a pu s'enfuir, regagner la capitale et se cacher jusqu'à la libération. Quand je l'ai interrogée sur son arrestation, sur ses motivations d'entrer dans la résistance, j'ai été frappée par sa modestie, son courage tranquille. Elle, Jeanne Herman, je l'ai mise une première fois dans ma pièce de théâtre, montée à la RTBF par Jean-Louis Jacques,  "Le souvenir de ces choses". Elle et ma mère se trouvaient déjà dans les filets de mes fictions. Quant au 11 septembre, je l'ai vécu, comme presque tout le monde, en direct. Et pendant des mois, je me suis sentie mal. Cet événement (pas vécu comme une tragédie par tous...) avait réanimé en moi la peur de la guerre que ma mère m'avait léguée. Volonté meurtrière des peuples : comment faire l'économie de cela quand on est, comme moi, l'écrivain de la douleur des faibles? Par exemple, une autre douleur, ravageante, que j'ai ressentie lors de la mort des enfants Julie, Mélissa, An, Eefje, Loubna et Elisabeth. Le prédateur n'était pas le même pour toutes ces petites filles, mais il y avait mort insupportable. J'étais dans un malaise profond, une nausée devant l'espèce capable d'accomplir çà. J'étais aussi perdue d'admiration devant la dignité des parents, alors qu'ils auraient dû avoir envie de faire exploser la planète. Comment moi, écrivaine dont le thème de l'enfance saccagée traverse les romans, allais-je témoigner de cela? J'ai décidé de parler de cela, non pas journaliste relatant un fait divers, mais romancière témoignant de l'insupportable par la fiction.

- On a l'impression que vous vous devez de témoigner et qu'il y aurait une nouvelle pression aujourd'hui qui vous y pousse?
- Vous avez raison. Mon passé, c'est le passé de ma famille maternelle, devenue méchante après la guerre, à cause de la guerre. La souffrance ne rend pas bon. Ne plus faire confiance aux autres, se méfier des autres, c'est déjà croire qu'ils sont nos ennemis. Et cela ne peut qu'engendrer des conflits, des querelles avec ses voisins, ou des guerres à l'échelle mondiale. Depuis bientôt huit ans, je vis au Maghreb et je vois les dégâts provoqués par la peur de l'autre, les rancunes qui vont jusqu'à la haine et l'appel au massacre. Mais je voudrais insister sur le fait que si je prends des événements historiques pour sous-tendre mon récit, je n'ai pas écrit un roman historique. Il y a des personnages de l'histoire contemporaine qui traversent mes pages, mais ce sont les destins individuels qui me passionnent.

- Les personnages de ce roman-ci sont très emblématiques. Pétris de réel, ils sont pourtant riches d'invention. Chacun représente une totalité idéale car il allie une force physique indéniable, quoique différente selon l'individu, à une maîtrise intellectuelle non moins évidente?
- Je sais pour qui j'écris. D'abord pour moi, pour ramener de mes abîmes intimes ce qui me tourmente, m'intrigue, me fait parfois souffrir, me met dans des états terribles. J'écris moins pour me comprendre que pour me libérer de moi-même. Je sais aussi que j'écris pour les adultes cultivés. C'est élitiste? Pas du tout! Et si on a l'impression aujourd'hui que les illétrés courent les rues, on se trompe. Ils sont plus bruyants, c'est tout. Mes personnages essaient de prendre leur destin en main, non de le subir mais de le diriger. Je ne crois pas à la prédestination, je crois au progrès de l'humanité. Dans le fond, pour une femme qui endure à vif la douleur du monde, je suis drôlement optimiste.

- Un sourire dans la mort :  est-ce un défi, une projection de vie, une croyance confiante et sécurisante ou votre message personnel et urgent?
- "Nous veillerons ensemble sur le sommeil des hommes" apporte une réponse à cette question. C'est ma réponse. Il y en a d'autres possibles sans doute. Mon titre annonce une sérénité retrouvée, quelque chose a été dépassé. Place à la douceur, à la dignité humaine. L'homme choisit sa vie et sa mort. C'est mon testament de femme. Mon testament d'écrivaine, je l'ai formulé dans "Une Belge méchante" où il est question de mon rapport à mon nom, à ma langue, à ma famille, au monde : le terreau de tous mes livres. Bien sûr, la femme et l'écrivaine ne font qu'une, vous n'en doutez pas!

- Qu'écrire après ce roman qui porte déjà en soi un futur?
- J'ai mis dix ans à l'écrire (cinq ans pour un premier jet, cinq ans pour le peaufiner). Dix ans pour découvrir un monde. J'ai eu le fantasme, après lui, de cesser d'écrire. Mais je n'y arrive pas! Ce roman terminé porte un futur, en effet. On verra ce qu'il sera. En attendant, j'ai terminé l'écriture d'un texte sur Rimbaud intitulé "Le retour de Rimbaud dans sa patrie". Lew Bogdan, qui fut le directeur avec Jack Lang du Festival du Théâtre de Nancy, me l'a commandé, après avoir lu mon "Ils venaient du nord et ils étaient beaux". Un jour, Jean-Paul Dessy (directeur de Musique Nouvelle à Mons) composera un opéra pour ce texte. En amitié avec le compositeur Ahmed Essyad. Un jour, Pascale Tison dira la partie auteur de ce texte. Un jour, on pourra le voir et l'écouter. Inch'Allah, comme on dit là où je vis".

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