samedi 16 janvier 2010

Chroniques de René Henoumont (2ème partie)

Depuis son décès en septembre dernier, "Le Soir Magazine" publie chaque semaine quelques-unes des meilleures chroniques de René Henoumont :

"Il pleuvinait, il ventait. Les grands sapins dans le bas du jardin étaient torchés comme de simples serpillières. Décembre était là, doux, doux, comme un oreiller. N'empêche, il était plus de minuit et j'ai trouvé plutôt embêtant lorsque mon gouvernement m'a demandé (sans appel) d'aller fermer la double porte du garage tout en bas de notre chemin sans issue. Puisque, me dit-elle, tu es nyctalope! Ce qui est vrai, comme les chats, je vois la nuit, mais tout de même, à cette heure et par ce temps! Bonnet de laine, veste de chasse et godillots, me voilà parti. Je me hâte de fermer la porte du garage que j'ai voulu loin de la maison parce que je n'aime pas voir des voitures me gâter le paysage. J'ai en plus l'ouïe fine pour ce qui est des bruits de la nuit, le jour je fais plutôt la sourde oreille en pareille circonstance... Une chouette hulule dans les sapins, elle n'est pas en chasse mais je suis certain que dans la prairie à flanc de coteau, un renard glapit. C'est un bref cri, sans cesse répété. C'est un mâle en amour trompé par la douceur de la nuit. La femelle ne doit pas être loin. C'est en février que les renards tombent en amour. Mais où sont-ils, je devine des ombres fuyantes... Comme le lièvre, le renard amoureux perd toute prudence et dans son rut pourrait vous passer à portée de fusil alors qu'il est le plus rusé de tous les animaux. Ils sont de plus en plus nombreux autour du village. Ma parole, il y a au moins deux ou trois mâles à courtiser la femelle qui ne cédera qu'après avoir fait son choix. Le renard se nourrit principalement de petits rongeurs (taupes, mulots, campagnols). Il ne s'attaque au gibier cet omnivore que par gel et neige et alors il n'hésitera pas à croquer un chat en vadrouille. J'ai tiré mon premier renard à Liège, quasiment en ville, sur le coteau de la citadelle où Goupil par un hiver rude mettait à mal les poules d'un éleveur qui nous appela au secours, mon père et moi. Ce soir, même si j'avais mon fusil, je ficherais la paix aux amoureux. Mais quel concert! La chouette du coup s'est tue et il n'y a plus que moi et les renards en amour. Allons, mes petits vieux, un de vous va prendre son pied. Bonne chance!".

"Je ne sais si, comme moi, à la veille de l'an neuf, vous tentez de vous souvenir des réveillons passés. Non, les réveillons d'aujourd'hui ne m'ont laissé aucun souvenir aussi précis que mon premier Nouvel An au village de mon père, il y a bien longtemps. La neige haute isolait le village et il faisait très froid. La grosse cuisinière de Louvain était rouge et la tante préparait les galettes (on dit "galets" chez nous) et, bien sûr, la pâte pour les "boukètes". Cet hiver si lointain, inoubliable sans doute parce que c'était la première fois que je passais Noël et Nouvel An à la campagne. Je ne la connaissais que durant le bonheur des grandes vacances. Café chaud et tartines sur le coup de quatre heures, mes cousines Jeanne et Madeleine sortent le traîneau, et nous voilà sous la lune montante dans un ciel clouté d'or glisser sur la grand-route dégringolant vers la vallée. Batailles de boules de neige, rires fous, le temps de l'innocence. On crie au loup et on y croit. On voit le grand loup gris se pourléchant les babines et claquant des dents, se régalant de mes cousines dodues tandis que je m'encours comme si j'avais le diable à mes trousses. Et je l'avais puisque je fus le premier rentré à la ferme, rouge de froid et blanc de neige. Les galets nous attendaient, encore tièdes, que l'on trempait dans le café, garnis de sirop. Miam Miam! Pour le coup de six heures, la tante servait les premières boukètes, et ce jusqu'à minuit, entre deux gouttes de pékèt. Je crois bien que c'est cet hiver-là que je fumai ma première pipe à l'invitation de l'oncle. Pour ceux qui voudraient - sait-on jamais? - remplacer le homard par les boukètes, voici la recette. Délayer la levure dans un peu d'eau tiède. Farine blanche (jadis pour moitié de sarrasin), un peu de sel. Verser lentement l'eau tiède et mélanger. Ajouter la levure en continuant à mêler. Après avoir laissé lever, mettre dans la poêle un mélange de beurre et de saindoux fondu. Y déposer une louche de pâte. Parsemer de corinthes. Je me souviens des cerises noires et sucrées auréolant la pâte de leur jus, de la première goutte de pékèt et de tout le bonheur d'un réveillon à la campagne. J'avais seize ans...".

"En feuilletant l'ouvrage "Terrils de l'or noir à l'or vert" par Françoise Raes et Emmanuel Bosteels (éditions Racine), j'ai revu les quatre terrils de la Petite et de la Grande Bacunure dominant Coronmeuse, le bois Musique et Bernalmont, la Préalle, enfin, où je suis né au pied de l'ancien vignoble, la gayette (débris de charbon) ayant remplacé le raisin. Nous jouions à la "riginette" (glissade) sur un bout de tôle ou de planche. Le soir, ma mère me plongeait dans un bain! Plus tard, sur les terrils, je recherchais les fougères fossiles et la trace de coquillages millénaires. Je n'ai pas revu la Préalle depuis vingt ans, mais je n'ai pas oublié l'odeur du charbon et des machines. Le charbonnage était en soi, un village où l'on trouvait tous les corps de métier. Mon père y travaillait ; mon grand-père maternel, gendarme à la retraite, y était garde du charbonnage, du beau parc de Bernalmont et du bois Musique. J'ai connu les chevaux de mine aux yeux morts, dans les vergers au pied des terrils. Comme je me suis toujours partagé entre le charbon et la rivière, un second beau livre, consacré aux moulins de l'Ourthe occidentale, "Des moulins et des hommes", par Jacky Adam, ne m'a pas moins ému. J'y ai retrouvé la source de l'Ourthe, le village d'Our, et puis tous ces noms de meuniers fleurant bon l'Ardenne. Le moulin et la forge étaient, dans mon enfance, nos deux endroits de prédilection. Le meunier était souvent un peu farce et le forgeron, l'homme fort en tablier de cuir râpant un sabot du gros cheval ardennais entravé dans le travail. Odeur et chaleur, bruits, farine, meules et dans le bief la première truite prise à la main au moulin de Néblon. Le meunier Burette était de ma parentèle, son fils René était le cousin de mon cousin. L'Ourthe que j'ai totémisée, où j'ai traîné mes bottes durant quarante ans, je l'appelais la rivière bonne odeur, la rivière bonheur. L'est-elle encore? Et dans les villages, il n'y a plus de meuniers ni de forgerons. Des charbonnages, il ne reste que de rares "belles-fleurs", mais les terrils sont là, impassibles témoins aujourd'hui verdoyants".

"La chasse aux fumeurs est ouverte. Traqué, relégué, complexé, condamné sans appel par des ayatollahs antitabac tout heureux d'un pouvoir d'exclusion, le fumeur est devenu maudit. Il faut les voir dans le local fumeur des grandes entreprises. Ils entrent la mine basse, ils tirent trois coups et ils se taillent. On dirait des enfants mis au coin par un maître atrabilaire. L'alcool et le tabac ont de tout temps partagé le privilège d'une consommation masive et d'une réprobation générale. Le pochard fait rire, le fumeur est excommunié. Rien de neuf. Jadis, sous le règne de Soliman II, on coupait le nez aux priseurs. La maréchaussée cassait à coups de bâton les pipes en terre dans les tabagies condamnées par l'Eglise pour qui le fumeur venait tout droit de l'Enfer. Je ne sais plus quel pape - il y en a eu tant! - faisait subtiliser durant le Saint-Office les tabatières aux priseurs, avec une préférence pour celles en or et en argent... Seul Jean Bart, le célèbre corsaire, pouvait fumer en présence du Roy. Durant la campagne des Flandres - comme disent les Français - le même Roy, Louis XIV, qui détestait le tabac, le fit distribuer à ses troupes, comme Napoléon. Et durant les deux grandes guerres mondiales, le tabac et l'alcool étaient jugés indispensables au moral du combattant. Le tabac eut son premier martyr en la personne de Sir Raleigh, gouverneur de Virginie et planteur, qui fut condamné à mort et décapité par le roi Jacques Ier, autre ennemi du tabac. C'est en fumant sa pipe indienne en bois d'érable que Raleigh monta à l'échafaud. Elle est conservée soigneusement dans la collection de Dunhill. Le tabac fut toujours taxé et le célèbre Mandrin, bandit d'honneur, s'attaqua de préférence aux fermiers du tabac chargés par le Roy de récolter la taxe sur le tabac. De nos jours, c'est le tabac qui augmente lorsque les finances de l'Etat vont mal. Les tenants des droits de l'homme, si sensibles en toutes circonstances, restent indifférents aux mesures abusives frappant les fumeurs. Je sais, je sais, le tabac tue. C'est la cigarette qui tue. Fumez la pipe, nom di hu! Et maudissez-moi!".

P.S. Cliquez ci-dessous sur le libellé "Henoumont René" pour retrouver les autres articles que je lui ai consacrés.

2 commentaires :

  1. Merci pour ces savoureux extraits, quel bonheur de se dire qu'il était ... l'un des nôtres, et le reste! Ah cette écriture ...

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  2. Sa recette des boukètes est très semblable à la mienne. En plus, je fais gonfler les raisins de Corinthe dans du génièvre. Et quand les raisins sont un peu partis, je bois un petit coup de pékèt, cela donne du courage pour finir de cuire les boukètes.

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