Dans la revue "Le Carnet et les Instants", l'écrivain et académicien Jacques De Decker répond aux questions de Michel Zumkir sur ses biographies :
"Comment en êtes-vous arrivé, dans votre carrière déjà bien remplie, à écrire des biographies?
- En 2005, Gallimard avait besoin, pour lancer le projet Folio Biographies, de plusieurs volumes. Gérard de Cortanze, responsable de collection, m'a contacté et m'a demandé si je voulais écrire une biographie et quels seraient mes souhaits particuliers. Quand il m'a précisé de quel genre d'ouvrages il s'agissait, je lui ai répondu que dans cette dimension, avec la connaissance insuffisante qui était la mienne, cela me paraissait possible.
- De quel type de biographies s'agit-il?
- Le cadre est assez modeste ; il s'agit de vulgarisation, dans un format assez réduit. Les auteurs de la collection ont des contraintes. Il faut écrire des livres éditables en poche, qui comptent trois cent pages, quatre cents tout au plus. Ma biographie d'Ibsen fait 240.000 signes et celle de Wagner 300.000. Personnellement, j'ai vu ces deux biographies comme une pédagogie pour moi-même. Je me suis lancé dans l'une comme dans l'autre, avec au départ une ignorance et une vraie curiosité. La phrase de Valéry, "L'inspiration, c'est la prise de conscience de la possibilité de faire quelque chose", m'a servi de moteur.
- Pourquoi avoir choisi Ibsen?
- J'ai proposé Ibsen tout à fait spontanément. Pour moi, c'est un auteur important et largement ignoré. Quand je l'enseignais, je disais ce qu'il fallait en dire, qu'il est le grand rénovateur du théâtre moderne. J'avais été longtemps un spectateur et un lecteur passionné de Strindberg, mais Ibsen me rebutait. C'est seulement vers l'âge de cinquante ans que j'ai vraiment pu accéder à son oeuvre et me représenter ce qu'elle était. J'ai reconstruit tout ce qu'Ibsen avait apporté et qui va bien au-delà du théâtre. Sa dramaturgie naturaliste a énormément nourri le cinéma américain et un réalisateur comme Ingmar Bergman. Le tempérament d'Ibsen s'est imposé à moi vers ce moment-là. Tout cela était confus dans mon esprit. J'ai vu dans la phrase de Valéry qu'il était possible que je réalise cet objet-là, la biographie d'Ibsen. J'en avais la capacité. Le travail allait m'aider à y voir clair. Par ailleurs, dans la zone francophone, il y avait assez peu de choses sur lui, bien qu'il soit beaucoup joué depuis les années 1990. Je me suis immergé dans ce travail tout en étant d'un total scepticisme. Je n'ai jamais cru aux biographies. Je m'explique : la lecture biographique est une simplification, mais surtout une sélection. La sélection dépend de l'observateur qui en toute bonne foi considère que tel ou tel biographème, comme disait Barthes, peut être pertinent et éclairant. C'est ainsi que j'ai construit le récit biographique, et par ordre chronologique bien sûr, avec des moments qui se détachent. La division en chapitres m'a paru une bonne grille, une bonne structure. Une narration, en réalité.
- Quel est votre rapport aux personnes que vous avez biographiées?
- Il faudrait un jour étudier les étranges rapports de couple biographe/modèle... Ce genre de travail installe quelque chose entre eux, qui est chez moi un peu irrité, dans la mesure où mon père était portraitiste. Mon travail de biographe se rapproche de ce qu'il faisait. J'ai parfois l'impression de mettre mes pas dans ses traces. Il tâchait de représenter ce qui n'était pas immédiatement perceptible à l'œil nu, qui était davantage que la simple perception d'une image. Il voulait qu'y figure quelque chose de plus. Très logiquement, je dirais, cette préoccupation me hante. La relation qui s'installe entre le portraitiste et le portraituré relève d'une sorte d'amitié. Sans cette connivence, je ne peux faire le travail. J'ai ainsi abandonné la biographie de Rembrandt que j'avais commencée quand j'ai compris que je n'étais pas du tout en sympathie avec l'homme. Plus précisément, quand j'ai appris comment il avait traité celle qui aurait dû devenir sa seconde épouse, il m'est apparu infréquentable, j'ai été bloqué. Au bout d'un certain temps, on finit par savoir comment le personnage fonctionne. Le propre des grands personnages, contrairement à ce que l'on pourrait croire, c'est d'être très cohérents. On repère des choses très nettes dès le début. Quand on les a un peu identifiées, on arrive à développer des continuités. C'est un rapport de personne à personne.
- Comment en êtes-vous arrivé ensuite à travailler sur Wagner?
- C'est un coup de foudre. Un soir, j'étais d'une humeur assez passionnée et j'ai assisté à une représentation, assez médiocre il faut le dire, de "Tristan et Iseult" à La Monnaie. Au moment de la Liebestod, quelque chose m'a frappé, une interrogation : de quel cerveau ce truc est-il sorti? Qui a pu générer une telle oeuvre? C'est aussi extraordinaire que la chapelle Sixtine. C'est là que tout a commencé. J'ai contacté Gérard de Cortanze et lui ai proposé d'écrire la biographie du dramaturge/compositeur. Toute cette aventure m'a mobilisé pendant trois ans. Il est impossible de lire tout ce qui a été écrit sur lui. Je me suis servi de la grande biographie écrite par Martin Gregor-Dellin, traduite de l'allemand chez Fayard. C'est l'essentiel de la matière mais elle est déjà beaucoup trop considérable. Dans ce type d'exercice, on devient maniaque, on ramasse tout. Juste avant la sortie du livre a paru "Le dictionnaire encyclopédique Wagner" chez Actes Sud, une oeuvre monumentale. Je me suis évidemment précipité pour la lire. J'ai été soulagé quand j'ai vu que l'aspect biographique n'était pas ce qui intéressait le plus les auteurs. A priori, je n'avais pas d'avis sur la personne Wagner, je n'étais jamais parvenu à synthétiser tout ce que j'en savais. Il me paraissait à la fois fascinant, révulsant, génial. Dans la littérature secondaire à son sujet, certains ouvrages sont très critiques. D'un point de vue idéologique, comme pour toutes les grandes oeuvres, on peut tout faire dire à Wagner. Des études marxistes sur son oeuvre ont été publiées à la fin du XIXème siècle. Plus tard, comme vous le savez, il a été récupéré par les nazis. J'étais très habité par cela. J'ai beaucoup travaillé mais avec l'impression de ne pas faire ce qu'il fallait. Je sentais ce travail comme un des rendez-vous de ma vie. Wagner était un monomane, capable de tout pour réaliser son idée. J'aime ces gens qui ont l'étoile au front, et qui suivent leur destin coûte que coûte".
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