mercredi 7 janvier 2015

La bibliothèque de Colette Nys-Mazure

                                                      


En 2008, dans un numéro de la revue "Le Carnet et les Instants", Colette Nys-Mazure avait accordé une interview sur sa bibliothèque :


"Vos premiers souvenirs de lectrice sont-ils liés à des illustrations, une odeur ou une texture de papier?
- C'est assez facile de me souvenir de ces premiers émois de lectrice. Vers six ans, avant la mort de mes parents, j'ai reçu d'un oncle "Tom Playfair" de Francis Finn, dans une belle édition illustrée que j'ai d'ailleurs conservée, bien qu'elle soit presque démantibulée. A cet âge, je ne lisais pas encore mais je me revois, le dimanche, pendant que les grandes personnes traînaient à table monter au grenier et ouvrir ce livre dont l'odeur se mêlait à celle de la pièce. C'était un moment privilégié, un plaisir d'approcher ce mystère de l'écriture, des caractères imprimés, en regard des illustrations, que je ne pouvais pas encore déchiffrer mais qui faisaient naître en moi l'envie d'apprendre à lire. Un autre souvenir est lié à ma grand-mère paternelle, lectrice invétérée. Je la voyais sous un globe, hors du monde, quand elle était plongée dans ses bouquins. Mais si je l'interrogeais sur ce qu'elle faisait, elle me répondait : "Je lis!". Une évidence pour elle. Pour moi, le fait de la sentir captivée aiguisait le désir de pousser la porte des mots. Ensuite, dès que j'ai pu lire, ce fut comme une déferlante. Tout y passait : des bandes dessinées, le Journal de Tintin, des livres illustrés, la série des comtesse de Ségur, etc. Un livre de Trilby, "Dadou gosse de Paris", est aussi très présent dans mon souvenir.


- Etiez-vous entourée de livres à la maison?
- Il y avait deux bibliothèques auxquelles je ne pouvais pas avoir accès parce que j'étais trop jeune. Je n'avais pas encore le droit de lire Zola ou Flaubert. Cependant, nous possédions une collection importante de numéros de la revue littéraire "Indications" qui paraissait à l'époque en feuillets. Je me suis nourrie chaque mois de ces recensions de livres, les dévorant par anticipation. Plus tard, j'ai suivi avec beaucoup d'intérêt l'émission télévisée "Lectures pour tous" de Pierre Desgraupes, Pierre Dumayet, Max-Pol Fouchet, Nicole Védrès, qui avaient le don de donner envie de lire. Vers 14 ans aussi, on m'a offert des anthologies comme celle de Marcel Arland dans laquelle j'ai puisé et appris nombre de poèmes par cœur. J'ai le souvenir d'avoir lu et relu également les manuels scolaires de l'époque que nous pouvions garder à la fin de l'année.


 - Quels genres littéraires affectionniez-vous le plus?
- J'ai toujours beaucoup aimé la poésie et les romans. Par contre, j'ai éprouvé plus de difficultés à lire du théâtre. Encore aujourd'hui, j'en lis peu. J'aime voir les pièces, la façon dont le metteur en scène et les comédiens lui donnent corps, mais je parviens difficilement à m'imaginer la représentation à partir du texte (Racine, Anouilh, Willems, Wouters et quelques autres mis à part). J'ai lu aussi beaucoup d'essais, notamment ceux de Charles Moeller, de Jean Onimus, "La connaissance poétique" de Philippe Jaccottet, "Une transaction secrète" de Jean-Pierre Richard ou de Gaston Bachelard. A l'université de Louvain, j'ai suivi le cours à option de Joseph Hanse consacré à la littérature belge. Au début de l'année, il dictait une liste de livres dans laquelle on devait choisir ses lectures. A l'examen, il s'est très vite aperçu que je ne mentais pas quand je lui ai dit que j'avais tout lu. Une véritable imprégnation. C'est à partir de ce moment que j'ai découvert les facettes de la littérature belge. C'est à force de lire qu'on prend goût à la lecture et à l'écriture. Je lis aussi de nombreux livres étrangers en traduction.


- En vous relisant justement, il semble évident que le livre occupe une place centrale dans vos textes. Le livre comme véhicule de pensée, mais aussi comme carrefour entre lecture et écriture. Concernant ces rapports, pourriez-vous situer le moment où de lectrice, vous avez basculé vers l'écriture? Y a-t-il eu un auteur, un livre en particulier, qui a servi de révélateur pour vous?
- Certains livres sont comme des textes d'appel qui enclenchent automatiquement cette envie ou ce besoin d'écrire, à la fois par la façon dont l'auteur utilise les mots, les dispose sur la page, mais aussi parce que je sens qu'il s'agit là d'un livre essentiel. Cela me rend confiante dans le pouvoir du livre, alors qu'à d'autres moments, l'univers livresque m'apparaît d'une telle médiocrité, tout à la fois convenu, formaté, vide et vain au point d'en être dégoûtée. Invitée comme juré pour différents prix littéraires, je suis amenée à lire beaucoup de textes inédits. Dans ce cadre, la pulsion d'écriture issue de la lecture peut devenir un critère. Autrement dit, quand un manuscrit me donne envie d'écrire (que ce soit par la saveur des mots, l'appel à l'imaginaire, la thématique forte, des personnages insolites, une musique originale), je le retiens. Mes lectures d'adolescente (poésie ou roman) m'entraînaient dans leur sillage. J'avais envie d'écrire des histoires d'enfants en pleine nature ou égarés dans une ville. Comme beaucoup, j'ai commencé à écrire "à la façon de", des poèmes dans le style de ceux de Marie Noël ou Charles Péguy, par exemple. On reste sous influence pendant tout un temps avant de trouver sa propre écriture. Pour moi, les écrivains majeurs sont ceux qui vous bouleversent, vous émerveillent, mais qui ne vous paralysent pas. Ce sont des auteurs tremplins : ils vous donnent envie d'y aller, ils sont contagieux du plaisir et de la nécessité d'écrire. Quand je tombe sur un texte qui me semble fabriqué ou artificiel, je sais vers quels auteurs je vais revenir pour retrouver la saveur du livre. Inversement, si un livre me passionne, je n'ai de cesse de le partager avec d'autres.


- Vous prêtez donc facilement les livres?
- Evidemment! Lorsque j'ai lu "Prodige" de Nancy Huston que j'ai adoré, je l'ai aussitôt prêté. Si la personne oublie de me le rendre, je le rachète et le prête à nouveau. Il y a comme cela une quantité de livres que j'ai rachetés, au point qu'un livre que j'ai lu plusieurs fois paraît neuf dans ma bibliothèque, parce que le mien continue à circuler.


- Pour revenir à ces auteurs qui vous ont induite en écriture :  Marguerite Yourcenar occupe une place de choix dans votre parcours?
- Certainement. Quand j'étais en résidence à la villa Yourcenar au sommet du Mont Noir, il m'arrivait régulièrement de relire au hasard une page des "Nouvelles orientales", de "L'œuvre au noir" ou de "Souvenirs pieux", et j'étais immédiatement plongée dans cette langue-fleuve vigoureuse et magnifique. Ma première rencontre avec son œuvre est assez étonnante car elle est passée par la voix. J'étais alors dans une période un peu difficile de mon existence, très fatiguée par une nouvelle naissance, comme vidée, et tout en donnant le bain à mon bébé, j'ai entendu une lecture de "L'œuvre au noir" à la radio. Tout à coup, j'ai senti en moi une énergie qui m'était transmise par le biais de la voix de la comédienne et par la profondeur de l'évocation, le style très particulier, tenu, tendu de cette femme écrivain. J'ai compris que la vie était une aventure qui méritait d'être vécue, qu'il y avait en chacun d'infinies ressources. Je me suis ensuite précipitée sur toute son œuvre. Une des nouvelles de Yourcenar que j'apprécie le plus est sans doute "Comment Wang-Fô fut sauvé". Une merveilleuse fable sur le pouvoir de l'art. En cela, je crois sincèrement que l'écriture, comme la musique ou la peinture, peut nous emporter, nous renouveler, transfigurer les êtres et les choses sans pour autant défigurer le réel.


- Ces trois notions indissociables (lire, écrire et dire) semblent être le fruit d'un seul mouvement du corps. Lorsque vous écrivez, vous arrive-t-il de faire des allers-retours entre le bureau et votre bibliothèque, pour vérifier une référence, pour vous remémorer une citation?
- Enfant, j'aimais la voix de Maman ou celle d'un grand cousin lisant ou racontant une histoire, et j'ai toujours pratiqué la lecture à voix haute. Quand j'enseignais le français, j'apprenais à mes élèves la technique de la lecture vivante. Ils découvraient ainsi le plaisir intense de tenir une classe dans le creux de la main par le seul pouvoir de la lecture soutenue. En voiture ou avant de m'endormir, j'aime écouter des enregistrements de textes lus par des comédiens (Proust par Trintignant ou "Les variations Goldberg" par Nancy Huston, etc.). Concernant ces va-et-vient dont vous parlez, il y a là quelque chose de terrible. Quand je suis ici et mobile, je suis constamment distraite par tel ou tel ouvrage sur lequel je retombe en cherchant un passage par exemple. Bien souvent, je finis par m'installer pour relire le livre entier. J'avoue que l'écriture des autres me plaît plus que la mienne et pourtant, je continue d'écrire, incapable d'y renoncer. Voilà pourquoi j'apprécie les résidences d'auteur, je peux partir les mains vides avec mon ordinateur et mes cahiers comme seuls instruments. Cela m'oblige à m'en tenir exclusivement à mon texte en chantier. Lorsque j'entre en écriture, j'essaie de m'imposer une certaine discipline, une forme d'ascèse. De toute manière, je ne suis jamais à la hauteur de ce que je voudrais écrire, mais j'écris.


- Philippe Arbaizar compare la bibliothèque personnelle à un théâtre de la mémoire. Cette formule pourrait-elle vous convenir?
- La bibliothèque peut être perçue comme une succession d'instants de vie, de lectures, qui s'empilent, au rythme des nouveaux livres, forment des strates qui participent à l'élaboration d'un arrière-pays dans notre conscience. Certains de ces livres, je ne les ai plus relus, mais ils ont tellement compté à un moment de ma vie que je ne voudrais pas m'en séparer. Ils font vraiment partie de moi. J'ai d'ailleurs pris l'habitude de les annoter, de les gorger d'articles de presse, de signets, de pense-bêtes. Au lieu de parcourir, il faut se colleter au texte, lire de manière active, crayon en main, pour se l'approprier réellement.


- A côté de la littérature, quelles sont les autres grandes thématiques que l'on retrouve dans votre bibliothèque?
- Je possède beaucoup de monographies sur la peinture, sur les liens entre l'art pictural et l'écrit, de nombreux catalogues d'expositions, des livres qui allient écriture et photographies comme ceux de Nicolas Bouvier que j'aime particulièrement. J'étais très attirée par une collection des éditions Flohic qui n'existe malheureusement plus. On trouvait par exemple un livre de François Bon sur Hopper, un autre de Sylvie Germain sur Vermeer.


- Peut-on y déceler un classement?
- C'est une question difficile. C'est un peu comme si on me demandait de classer mes amis. Cependant, je m'y suis attelée. Il n'y a pas de pièce sans bibliothèque visible ou invisible. J'ai placé dans une chambre la littérature belge, tous genres confondus. J'ai également une bibliothèque contenant une partie de mes livres de poche dans la pièce consacrée à ceux que j'utilise pour les ateliers d'écriture. Dans une autre chambre, j'ai rassemblé la poésie et ce n'est pas rien. Ailleurs encore, on trouvera les essais, les livres de spiritualité, les livres d'art. La bibliothèque de palier contient les livres d'auteurs étrangers et quelques revues que je conserve. Au sein de ces différentes bibliothèques, j'essaie de garder un classement alphabétique, ce qui me permet de retrouver facilement les ouvrages dont j'ai besoin et de gagner du temps. Quand les livres sont en désordre, ils prennent beaucoup plus de place.


- Réservez-vous une place à part pour les livres qui vous sont dédicacés?
- Non, ils sont avec les autres. Je n'accorde pas un prix immense aux dédicaces, même si certaines me touchent beaucoup. Et même ceux-là, je les prête volontiers. Quand les livres circulent, c'est la vie qui se propage, c'est la liberté. Vous savez, il y a des auteurs dont je déteste la vie, mais dont j'adore les livres.


- On revient à cette force des mots, cette énergie qui est sans doute le point commun de tout ce que l'on vient d'évoquer?
- Oui. Vivre, lire, écrire sont pour moi un seul et même verbe. Il n'y a pas de trait d'union entre les trois, ils sont "Un". La vie alimente la lecture et l'écriture. La lecture permet de comprendre les autres. Ecrire creuse sa propre vie et donne parfois la possibilité aux autres de nous rejoindre comme nous les rejoignons. Trois axes essentiels, certainement. Sur ma tombe, vous trouverez ce distique : "Tendre à travers mots une main / et traverser la nuit sans mourir"".


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