A l'occasion de la sortie de son roman "Frappe-toi le cœur" et de ses 25 ans de carrière littéraire, la baronne Amélie Nothomb (membre de l'Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique depuis 2015) a répondu aux questions de la revue "Le Carnet et les Instants" que vous pouvez recevoir gratuitement par courrier sur simple demande auprès du Service de Promotion des Lettres de la Fédération Wallonie-Bruxelles :
""Frappe-toi le cœur" a pour titre un extrait d'un vers de Musset. L'écriture du roman vous a-t-elle été inspirée par ces mots ou le titre est-il venu par la suite?
- La phrase de Musset ne m'a pas inspiré le livre. Je connaissais ce vers depuis longtemps, mais il était dormant en moi. Puis, je suis tombée enceinte de ce livre. Je l'ai écrit et en cours d'écriture, j'ai senti resurgir en moi ce vers. Il est arrivé dans la scène du dialogue, c'est-à-dire à l'endroit où il est cité dans le livre. Et tout à coup, de le voir écrit, j'ai eu un choc, comme une épiphanie : le premier hémistiche du vers était mon titre.
- Plusieurs de vos titres sont des hommages à la littérature du passé. Avant "Frappe-toi le cœur", il y avait déjà eu "Barbe bleue", "Riquet à la houppe" ou encore "Le crime du comte Neville".
- Tant mieux si c'est un hommage, mais ce n'est pas le but. Le but de tout titre, c'est qu'il entretienne avec le livre dont il est censé être le prénom un rapport très fort. C'est ce qui compte pour moi au moment de choisir. Je prétends nommer mes livres de façon platonicienne. Platon écrit que pour nommer les choses, il les fait cogner contre une espèce de tuyau et au son qu'ils rendent, il va choisir le mot qui conviendra. C'est ce que je prétends faire avec mes titres : c'est toujours une opération très mystérieuse de sentir qu'il y a un lien profond entre tel ou tel mot, quelle que soit son origine, et une oeuvre littéraire.
- Et au cœur du titre de votre dernier livre, il y a précisément...le cœur. Musset, que vous citez, l'associe non pas au sentiment amoureux mais au génie.
- Oui, c'est ce qui est très fort. Alors que Musset était un être d'une cruauté amoureuse assez exceptionnelle, on a l'impression qu'il aggrave son cas parce qu'il montre par ce vers sublime qu'il sait parfaitement ce qu'est le cœur : le siège du génie. Donc si on veut vraiment nuire à quelqu'un, si on veut l'assassiner, rien de tel que le cœur.
- "Frappe-toi le cœur" explore les ressorts de la jalousie. C'est un sentiment qui n'apparaissait pas beaucoup dans vos précédents romans.
- La jalousie me passionne depuis toujours, mais je ne savais pas encore comment en parler parce que ce n'est pas un sentiment que je connais très bien. Il ne m'est pas étranger. Je suis un être humain, rien d'humain ne m'est étranger : j'ai été jalousée et il m'est arrivé d'éprouver de la jalousie. Mais la jalousie n'est pas la pulsion fondamentale de ma vie. Par ailleurs, c'est une pulsion qui me fascine, parce qu'elle n'obéit à aucune fonction biologique et elle ne sert strictement à rien. C'est un sentiment purement destructeur. Je savais que j'en parlerais, mais je ne savais pas comment. Je trouvais trop simple de parler de la jalousie amoureuse, qui ne me semble qu'un épiphénomène. Il y a une jalousie fondamentale, qui est celle qu'on éprouve à la naissance lorsque l'on s'aperçoit que sa maman a d'autres centres d'intérêt que soi. J'ai trouvé très intéressant d'inverser la problématique et d'explorer le cas peu connu, mais réellement existant, de la mère jalouse. Je pense que la jalousie trouve son explication dans la toute petite enfance. Mais dans le livre, le miroir est inversé : cette femme qui a toujours été jalouse le devient de manière paroxystique une fois qu'elle devient mère.
- Par le fait de cette jalousie, la relation entre mère et fille est au cœur du roman. Il y a une première mère Marie qui a trois enfants qu'elle traite de manière très différente : la benjamine Célia qui est étouffée par l'amour maternel, le cadet Nicolas qui est traité de manière saine, et la fille aînée Diane qui fait l'objet de la jalousie.
- Diane est ignorée par sa mère. Ce sont des choses qui existent, même si je ne les ai pas du tout vécues. J'appartiens à une fratrie, mais j'ai cru comprendre que la jalousie arrive même en cas d'enfant unique ("Dis maman, est-ce que tu préfères papa ou moi?"). La question est finalement un peu moins grave dans le cas de fratries. J'ai des parents justes, qui aiment leurs trois enfants de manière équivalente. Pourtant, j'ai évidemment connu les tensions de tous les enfants. Je me suis déjà posé la question de savoir quelle place j'avais dans le cœur de mes parents par rapport à mon frère et ma sœur. Je pense que ce qui m'a sauvée, c'est que j'avais - et que j'ai toujours - une grande sœur merveilleuse, qui m'a permis de l'aimer. Grâce à cela, j'ai pu résoudre très tôt le problème en aimant celle pour qui j'aurais pu éprouver de la jalousie. Mais dans "Frappe-toi le cœur", j'aborde la question de gens qui n'ont justement pas pu s'en tirer et n'ont pas résolu cette crise de la petite enfance. Ils se retrouvent à l'âge adulte rattrapés par ce problème de la jalousie.
- Vous aviez déjà abordé les relations difficiles entre mère et fille dans "Robert des noms propres", où l'on trouvait une mère dangereuse pour sa fille adoptive. Les mères sont souvent monstrueuses dans vos livres.
- Beaucoup de gens en ont déduit que j'avais une mère monstrueuse. C'est tout à fait faux et très injuste. Dans "Le sabotage amoureux", on se rend compte que j'ai une mère merveilleuse. Et j'ai vraiment une mère merveilleuse. Mais évidemment, mes parents sont des gens normaux, ils ont fait des erreurs. Pas aussi tragiques que celles que je décris dans mes livres. Mais celles qu'ils ont pu commettre m'ont beaucoup marquée, surtout venant de ma mère. Il ne s'agit en aucun cas de régler mes comptes et je le répète : j'ai eu de bons parents et je leur dois beaucoup. Mais comme ça m'a marquée, j'en parle dans mes livres.
- Vous vous décrivez vous-même comme la mère de vos livres. Votre relation à votre oeuvre est-elle, elle aussi, de l'ordre de ces relations difficiles entre mère et fille?
- Ca n'a rien à voir! J'ai bien fait de ne pas avoir d'enfants parce que je pense que je n'aurais pas été une mère comme ma mère. J'aurais été une mère débordante d'amour. Pas comme Marie avec Célia, mais le genre de mère poule hyper-protectrice. A mon avis, ce n'est pas vraiment un cadeau pour un enfant. Ce côté mère poule, je l'ai pour mes livres. Ils sont mes œufs, vraiment, au sens propre du terme. Je les ponds, je les couve. Une fois qu'ils sont éclos, je les laisse voler de leurs propres ailes, mais je les accompagne autant que possible.
- Vous êtes traduite dans de nombreuses langues, adaptée au cinéma, au théâtre et à l'opéra. Ces nouvelles oeuvres qui naissent des vôtres laissent-elles à la mère poule un sentiment de dépossession?
- Non, c'est formidable. J'appelle ça mes petits-enfants. Je suis aujourd'hui en âge d'être grand-mère, c'est tout à fait normal. Mais c'est arrivé très tôt, puisque j'ai eu mon premier petit-enfant en 1994 avec la pièce de théâtre "Hygiène de l'assassin". Mes enfants sont adultes, ils se marient et ils font des enfants. Je suis donc aussi une belle-mère par rapport à d'innombrables gendres, réalisateurs ou hommes de théâtre. Ma politique est d'être d'abord une belle-mère odieuse : lorsque le gendre ou la bru vient me demander la main de mon fils ou de ma fille, je me montre odieuse, histoire de voir ce que le gendre ou la bru a dans le ventre. Une fois qu'il ou elle m'a convaincue, je deviens une belle-mère idéale : il ou elle épouse mon enfant, et je ne me mêle pas de ce qu'ils font ensemble. Je fais confiance. Dans l'immense majorité des cas, je suis une grand-mère comblée parce que ce sont de très beaux petits-enfants. Et ce sont de vraies histoires d'amour : si quelqu'un aime votre enfant au point de vouloir lui faire un enfant, c'est pas mal.
- Il y a eu une seule adaptation vraiment ratée de vos livres : celle d' "Hygiène de l'assassin", votre premier roman, porté par François Ruggieri en 1999, avec Jean Yanne dans le rôle principal.
- Une seule adaptation ratée : statistiquement, je m'en tire bien! Pour ce film, j'ai serré les dents pendant toute la projection, puis je suis allée voir le réalisateur et je l'ai félicité. Ensuite, je suis sortie de la salle et j'ai commencé à pleurer.
- Outre Marie, on trouve dans "Frappe-toi le cœur" une deuxième mère monstrueuse, Olivia. Celle-ci est tuée par sa fille qui trouve refuge chez Diane, la fille jalouse et maltraitée de Marie. Est-ce que ce meurtre-là est justifiable?
- Je n'irais pas jusqu'à dire que je donne raison à la petite, mais je la comprends. Olivia est un être horrible, c'est un être de pur mépris. Clairement, le mépris est des sentiments celui que j'exècre le plus. Je peux comprendre la haine (je l'éprouve). Je peux comprendre l'exécration (je l'éprouve). Mais le mépris est indéfendable. J'ai l'impression qu'il y a comme un cas de grâce concomittante dans le meurtre d'Olivia par sa fille. Mon intuition est que l'enfant ne sera pas arrêtée pour ce meurtre, mais qu'elle va trouver une sorte de résilience miraculeuse dans sa nouvelle vie avec son alter ego plus âgée, Diane.
- Face à ces mères monstrueuses, les pères sont des personnages assez effacés, assez veules.
- "Veules" n'est pas le mot qui me viendrait à l'esprit. Je dirais plutôt inconscients et pas forcément très courageux. Mes mères sont beaucoup plus fortes que mes pères, et mes pères ont tendance à abdiquer face à la mère et à vouer une confiance absolue et aveugle à leur épouse".
La suite de cette longue et intéressante interview se trouve dans la revue "Le Carnet et les Instants" que vous pouvez recevoir gratuitement par courrier sur simple demande auprès du Service de Promotion des Lettres de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ce qui vous permettra de découvrir d'autres auteurs belges moins connus qu'Amélie Nothomb.
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