mercredi 15 septembre 2010

Chroniques de René Henoumont

L'écrivain belge René Henoumont nous quittait il y a un an, mais "Le Soir Magazine" a la très bonne idée de continuer à publier ses meilleures chroniques chaque semaine. En voici quatre :

"Paradoxe. Plus de 16.000 espèces animales sont en danger. En Wallonie, il y aurait 40.000 sangliers et les populations de cerfs et de chevreuils sont en constante augmentation. Ces prédateurs occasionnent des dégâts aux cultures. La colère des fermiers gronde. Au vrai, les titulaires de territoires de chasse produisent du gros gibier en région boisée comme on élève du faisan en plaine. Il s'agit de satisfaire les actionnaires en leur offrant un maximum de cibles à la journée. C'est du tir à la pipe. C'est de la boutique. Tuer n'est pas chasser. Nous avons connu une chasse où, pédestrement, l'on poussait le gibier devant soi. C'était la chasse joyeuse, découverte de la nature lors de la passée des canards sauvages et de la bécasse, affût nocturne du sanglier. Nous y voilà. Dernière semaine d'août 1939, je me partage entre l'Expo internationale de l'Eau, à la ville, et le village de mon père. Un été inoubliable, celui de l'adolescence et des premiers amours. Par une belle soirée, le grand Arthur Périlleux me convie à l'affût des sangliers. Je l'accompagne, non sans appréhension. Parvenu en lisière d'une terre d'avoine, au coeur des bois sombres, Arthur me confie un lourd calibre 12 et dit qu'il va pousser vers moi les sangliers dont on entend les cris d'une sauvagerie qui me fait battre le coeur. Je n'avais pas prévu çà! Me voilà seul, fusil au poing sous les étoiles devant les blondes avoines. Du côté de Liège, une lueur dans le ciel, c'est l'Expo qui va fermer ses portes dans quelques jours (qui le sait?). Nous sommes à la veille de la guerre, plutôt entre guerre et paix en attendant le 10 mai 1940. J'écoute la nuit, tressaillant au moindre bruit, apeuré par les oiseaux de nuit. Le temps passe. Toujours pas d'Arthur. Il me semble entendre un galop, des grognements et les sangliers débouchent de l'avoine. Les doigts crispés sur la gâchette, je tire mes deux coups. Un silence seul troublé par l'écho des deux détonations. Sorti de la nuit, je devine Arthur penché sur une masse sombre à vingt pas. "C'est un beau cochon, vous l'avez eu!". J'ai les jambes qui tremblent et je n'ose y croire. Et pourtant, il est bien là, mon premier sanglier. Si je me souviens bien, à cette époque, les fermiers avaient le droit de tirer les sangliers sur leurs terres. La chasse aujourd'hui est le privilège des nantis au détriment des cultures et des plantations. Les grands herbivores sectionnent le bourgeon terminal des sapins et le sanglier est omnivore. Il faut les réduire. Pas si simple".

"Lors de mes étés buissonniers, j'ai connu des sanctuaires naturels. Mon premier sanctuaire fut la Montagne Saint-Pierre au-delà de Visé, ultimes collines du val de Meuse avant la Hollande. J'étais encore au lycée et c'est en compagnie de notre professeur de sciences que nous parcourions les prés calcaires où l'on trouvait des gentianes, des orchis et des genévriers nains. Que sont-ils devenus? Classés? J'en doute. Le canal Albert et le fort d'Eben-Emael ont bouleversé le paysage. Autre sanctuaire : entre Filot (Hamoir) et Sy, les Marnières, un plateau où l'on extrayait la marne. On y trouvait des colonies de gentianes, mais aussi de profondes excavations où l'on jetait les bestiaux malades. Ce qui n'empêchait pas le cantonnier, un personnage surnommé "Tchofil Treus", de récupérer un cochon crevé et de s'en régaler. Il est mort nonagénaire... Autres sanctuaires, les boucles de l'Ourthe et de l'Amblève : Fêchereux et Raborive. Fêchereux était dominé par la Roche aux Faucons au pied de laquelle truites de belle taille, brochets et perches abondaient. Il fallait emprunter un passage d'eau, aujourd'hui supprimé et remplacé par un vilain pont, de manière à permettre aux motos d'accéder au chemin de halage le long de la rivière. J'appelle çà un crime. Près de La Roche, une maison abandonnée servit de refuge aux partisans durant l'Occupation. Je me souviens. Des familles juives se cachaient dans le hameau proche. Raborive, près de Martinrive sur l'Amblève, était encore plus secret. Là, Charles Martel décima les troupes de Rabot le Neustrien. La rivière coule sous un dôme de saules pleureurs, véritable allée verte jusqu'au donjon en ruines du château d'Amblève prêté aux quatre fils Aymon où l'on crut que les bandits Magonette et Géna avaient caché leur trésor. Au flanc de la roche se dressait, dans les années 50, la Mohinette, célèbre par un conte de Marcellin la Garde. Là se seraient cachés un proche de Louis XVI et sa compagne tentant de passer le Rhin. Des sbires du Directoire assassinèrent les proscrits. Le certain est que, durant les années noires, des membres du PS clandestin y trouvèrent refuge sous la protection des ouvriers carriers de la Belle-Roche, résistants armés. Je me souviens aussi. A Raborive, les poissons atteignaient une taille exceptionnelle. On trouvait aussi d'énormes couleuvres. C'était un paradis. En pêchant, l'Histoire me rattrapait, j'avais de quoi rêver... Aujourd'hui, c'est un camping...".

"L'enfance vous marque-t-elle à jamais? Ainsi, j'ai toujours éprouvé en août une certaine mélancolie. Les jours filaient, la fin des vacances était proche. Au village de mon père, les fêtes de la mi-août, corso fleuri, jeux de plein air, annonçaient le retour à l'école. Encore quinze jours... Ce que j'ai préféré à l'école, ce sont les vacances... La promesse des cahiers neufs, du plumier garni, n'était qu'une mince consolation. Alors je comptais les jours, pieds dans l'eau, canne à pêche au poing, regardant couler la grande rivière. Comment était-elle durant la mauvaise saison? Je l'imaginais bleue sous la glace et les arbres dénudés où les oiseaux s'étaient tus. Rentré à la ferme de mon oncle, je me réfugiais dans la grange, où la paille sentait l'été, blonde et crissante. "Où est le gamin?" demandait ma tante. "I tchoûle et grogne" disait mon oncle, têtant sa pipe sur le banc devant la maison où les hirondelles s'alignaient déjà sur les fils électriques comme un pépiant boulier. Aujourd'hui, il ne pleut plus, mais le soleil rechigne dans la cour. Près de la source, les colchiques aux grandes feuilles lancéolées fleuriront bientôt. Je me demande si dans les prés fangeux en Haute Ardenne, il y a encore des colchiques que broutaient les vaches aux lèvres bleues. C'est un ami qui, à ma demande, il y a bien longtemps, m'a envoyé six pieds de colchiques. Chaque automne, ils sont là, mais mon ami n'est plus. Fou de botanique et de champignons des bois, il pouvait vous offrir un dîner complet, du potage au dessert, aux champignons, le tout arrosé du meilleur vin. Il savait vivre... Le brouillard matinal fume encore comme une lessive au-dessus de la rivière dans la vallée aux étangs perdus, une lessive comme il n'y en a plus non plus. La machine à laver bourdonne, inodore, pareille à des milliers d'autres. Au village, il y avait deux grosses dames qui lessivaient à longueur de journée de grands draps blancs qu'elles mettaient à sécher dans leur verger. Je les vois encore claquer au vent et je me perdais dedans en cueillant des pommes. J'hésite à tailler les haies, les ramiers y ont des nids (beau prétexte!). Lorsque je lève le courrier près de la haie de charmes, il y en a un qui part en claquant des ailes. Je sais qu'il a des jeunes, et je me hâte vers la maison, la gazette sous le bras, de quoi m'occuper en attendant le Maigret du dimanche".

"Procédant à un peu de rangement dans le garage en bas du chemin pentu, où une trombe d'eau avait accumulé 60 cm de boue, j'ai mis la main sur mon sac de pêche que je croyais perdu depuis 20 ans. La petite épuisette à manche court, la bouteille au cul percé où s'accumulaient les vairons friands de mie de pain, la boîte à vairons, des montures, tout est bien là. En ce dernier jour de l'été, où la Belgique est à la traîne, où l'Iran fait peur, on n'a pas envie de pavoiser. Je me suis souvenu des jours anciens de pêche à la truite dans l'Ourthe. Et je me suis surpris à jouer du poignet comme si je pêchais le lancer léger entre les grandes roches de Sy où la rivière cascadait... Tout autre chose en ce dernier jour de l'été, fin d'une saison pourrie, ciel gris et soleil furtif, je me suis préparé mon quatre-heures. Le cube de fromage de Herve à la cave était à point, double crème d'Aubel, doux. Le tartinant avec du sirop de Liège, j'ai retrouvé l'odeur de la maison de mon grand-père, au numéro 6 de la rue Charlemagne, à la Préalle-Herstal. J'ai revu le gendarme à la retraite, tout de velours vêtu, son fusil de chasse toujours à la portée. Il se tenait accoudé à la table couverte d'un lino vert hachuré où voisinaient les paquets de tabac de la Semois éventrés, de grosses bouffardes, des boîtes de cartouches, le grand pain roux, le fromage de Herve, le pot de sirop et les poires du jardin. Je le revis comme je vous vois en train de me lire, tandis que je feuilletais les pages bleues du catalogue de la fabrique d'armes et de cycles de Saint-Etienne qui était la bible de mon grand-père. L'hiver, la grosse plate-buse bourdonnait au rouge et l'unique pièce du rez-de-chaussée sentait le charbon comme tout à la Préalle. J'ai encore dans l'oreille le bruit des wagonnets basculant au sommet du terril à deux pas de la maison. J'entends le tchouf-tchouf de la locomotive de la ligne Liège-Tongres passant devant la maison, au ralenti à hauteur du passage à niveau devant lequel se tenait la vieille Dadite vendant du foie piqué aux mineurs de la Bacnure qui n'avaient point de beurre sur leurs tartines. Dadite avait connu ma mère enfant et l'appelait "ma binamée" et moi, un petit rien du tout, à qui elle offrait une tranche de son foie piqué comme je n'en ai jamais trouvé depuis en charcuterie. En ce jour de l'été finissant, je me suis préparé un café brûlant pour faire passer le Herve, le meilleur fromage au monde. Du moins me reste-t-il cela...".

2 commentaires :

  1. Ce magnifique conteur, qu'on lit comme on mangeait une tarte aux pommes de grand-mère, savait créer des ambiances, rendre palpable la nostalgie du temps passé, et nous emmener dans un pays si proche de nous, et cependant si lointain.
    Merci, monsieur Henoumont, pour ces voyages qu'aujourd'hui on appelle "trips", si courts, si intenses,que vous proposiez sans besoin d'autre herbe que celle des prairies de Wallonie.

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  2. René Hénoumont était une personnalité d'une grande richesse et d'une générosité sublime ; il savait recréer les ambiances d'antan et à lire ses textes, on redécouvre l'authentique ...

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